Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/295

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le dîner. De l’avant du yacht, je regardais la manœuvre. La longue chaîne s’enroulait au cabestan à vapeur et rentrait peu à peu dans les écubiers. L’ancre est apparue, énorme, ruisselante, couverte d’algues suspendues. J’ai vu en elle un symbole d’espérance. Maintenant le navire file rapidement sur les flots sombres aux ondulations insensibles. Je suis revenu au salon où tout le monde est réuni. Mme Bruvannes et Gernon jouent aux échecs. M. Subagny, sous le regard admiratif de sa femme, prend la pose. Antoine fume son cigare. Laure est étendue sur une chaise longue. À quoi pense-t-elle ? Songe-t-elle, elle aussi, au petit cloître sarrasin et à la terrasse assombrie ? Qu’attend-elle de moi maintenant ? Que vais-je lui dire ? Mes pauvres paroles seront impuissantes à lui exprimer mon amour. Il me faudrait une éloquence que je n’ai pas. Comment lui faire comprendre la profondeur du sentiment que j’éprouve pour elle ? Comment lui traduire les songes qu’elle me suggère, la convaincre de la place qu’elle occupe dans ma vie ? Ah ! heureux ceux qui savent donner une forme à leurs pensées, qui ont à leur disposition la musique des couleurs et l’harmonie des lignes. Comme j’envie les doigts agiles d’un Jacques de Bergy ! Mais moi, hélas ! je ne suis ni peintre, ni sculpteur, ni poète, ni musicien, je n’ai même pas à ma disposition l’humble flûte dont jouait le vieux Feller, sous les fenêtres de sa comtesse polonaise….