Page:Régnier - La Canne de jaspe, 1897.djvu/247

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Aujourd’hui j’ai vu dans un bassin d’eau tomber des feuilles, une à une. Peut-être ai-je tort d’avoir eu dans ma vie d’autre occupation que ce compte mélancolique de l’heure, feuille à feuille, dans quelque eau morne et circonspecte. Je n’aurais ainsi de tous les jours de ma vie que le souvenir d’un même arbre augmenté d’un pareil et d’autres encore se suivant, côte à côte et face à face, en avenue alternative et augurale, jusqu’au bout de mon passé, aussi loin que mon passé.

Les feuilles tombent, plus fréquentes ; deux à la fois contrarient leur chute. Un peu de vent qui s’est levé les soupèse délicatement avant de les laisser aller, lasses et inutiles, une à une. Celles qui tombent dans le bassin surnagent, puis, peu à peu, se détrempent, s’alourdissent et s’enfoncent à demi ; celles d’hier sont ainsi ; il y en a d’autres qui errent sous la surface. On les voit à travers la transparence de l’eau glaciale, claire jusqu’au fond qu’écaillent de leur bronze frauduleux les jonchées submergées déjà.

Je connais la destinée de toutes ces feuilles ; je sais comment elles poussent et verdissent,