Page:Régnier - La Canne de jaspe, 1897.djvu/254

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Et comme ce souvenir, fait d’une eau morne entre de vieux arbres, d’une barque lente, d’un impérial oiseau dans le crépuscule, d’une femme inconnue et silencieuse, m’était doux, j’appuyai ma tête par mélancolie et par tendresse sur les genoux d’Eurydice. Elle la soutenait de ses belles mains : elle semblait la soupeser. Je regardai ses yeux : une immémoriale tristesse les voilait et j’entendis qu’elle me disait d’une voix ancienne, si lointaine qu’elle paraissait venir de l’autre côté du fleuve, de l’autre face des Destins, qu’elle me disait de sa voix ancienne et véridique, si basse que je l’entendais à peine, si bas que je ne l’entendis plus jamais : « C’est moi qui, au bord du fleuve, un soir, ai soulevé, en mes mains pures et pieuses, la tête de l’Aède massacré et qui l’ai portée pendant des jours jusqu’à ce que la fatigue m’arrêtât.

« A la lisière d’un bois pacifique où des paons tout blancs erraient sous l’ombre des arbres, je me suis assise et m’endormis sentant à travers mon sommeil, avec douleur et avec joie, le fardeau du chef sacré qui reposait sur mes genoux.

« Mais au réveil, je vis la tête douloureuse me