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LES ROSEAUX DE LA FLUTE


Hélas ! les Dieux méchants ne sont pas sans envie
Et, des trois Faunes nés de l’antique forêt,
Deux sont morts et tu peux, à travers les cyprès,
Voir au marbre leur buste au-dessus de la gaine
Se dresser, côte à côte, auprès de la fontaine.
Au socle on a sculpté des feuilles et des fruits.
Ils sont là-bas, au bout du sentier que tu suis,
Voyageur, et salue en passant leur mémoire !

Pour moi, j’habite au seuil de cette grotte noire
Et j’ai fui la forêt, la plaine et les jardins,
Le doux soleil, jadis tiède et clair sur mes mains,
La prairie et le foin coupé où l’on se couche,
Silencieux, avec une fleur à la bouche
En regardant passer au ciel bleu les oiseaux ;
J’ai fui la source vive et j’ai fui les roseaux
Où je coupais jadis mes flûtes merveilleuses,
Et de toutes, hélas ! de qui les tiges creuses
Jasaient de ma gaîté en chantant par ma voix,
Je n’ai gardé que celle-là, et je m’assois,
De l’aube au soir, au seuil de la grotte, et tourné
Vers sa nuit sépulcrale à mon songe obstiné,
J’emplis l’antre, à jamais, de ma plainte éternelle,
Et j’écoute chanter sa ténèbre, et je mêle,
Corbeau noir exilé des divines colombes,
L’écho de ma jeunesse aux échos de son ombre !