106 PORTRAITS ET SOUVENIRS
assez fréquent chez les esprits les plus enclins au
goût de la poésie, et ceux qui ont à en juger n’y
échappent pas non plus. Aussi, rien n’est-il plus
difficile que de faire la critique d’un poème. De
deux choses l’une. Ou bien l’on est sensible à ce
charme magique du vers, et alors on est assez peu
porté à analyser le plaisir éprouvé, car il y a dans
cette curiosité une sorte de profanation. Ou bien le
sortilège n’a pas opéré, et alors tout l’intérêt se
concentre sur le mécanisme technique de l’œuvre
sans qu’on en ait saisi la véritable portée poétique.
Il m’a toujours paru résulter de cette constatation que le jugement à porter sur un ouvrage de
poésie exigerait, pour être à la fois impartial et
compétent, une espèce de dédoublement. Il faudrait en même temps que le critique ait subi ce
charme mystérieux et ne l’ait pas subi au point de
demeurer étranger aux artifices employés pour le
faire naître. A ce compte, ce sont encore les poètes
qui seraient les plus aptes à ce dédoublement critique, familiarisés qu’ils sont avec la double opération, incantatoire et prosodique, dont se constitue
un poème. Mais les poètes, il faut bien le dire,
n’ont pas grand goût à se critiquer les uns les
autres, du moins de la façon que j’indique. Ils ne le
font guère qu’occasionnellement et toujours il m’a
semblé, avec l’arrière-pensée qu’ils sortent un peu
de leur véritable rôle, qui est de poser le petit pro-