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LA DOUBLE MAÎTRESSE

se promenant sagement aux jardins, d’un pas égal et mesuré, faire le tour des bassins, il pensait, en respirant, par ses narines ouvertes, l’odeur de la terre, des arbres et des eaux :

« Certes, ce jeune homme ne prend même pas à ce beau jardin le plaisir qu’il y devrait prendre. Il n’en admire point les fleurs et n’en comprendra jamais l’ordonnance harmonieuse ; dans ces allées il ne voit qu’un terrain favorable à la marche sans que rien y contrarie le pas ; de même que, dans ces vers de Virgile que nous venons d’étudier ensemble, il n’a saisi que le sens des mots sans ressentir ce qui se cache sous leur apparence. Mais à marcher ainsi à plat terrain on ne risque ni entorse ni chute. Son appétit s’aiguise normalement à cette action saine et monotone. Nicolas dînera bien et dormira profondément ; son sommeil sera vide, car il n’y emportera pas d’images qui le ravissent ou le tourmentent. Il pense peu, mais il pense bien. À la place de ce vieux jardinier qui râtisse, il n’imaginera jamais quelqu’un de ces Dieux qui visitent les humains sous des formes familières où il les faut savoir reconnaître, et cette antique servante qui puise à la fontaine ne lui fera jamais désirer que sorte, de l’eau où elle penche son visage ridé, quelque Nymphe inattendue, voluptueuse et fluide. »õ