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LES DÉPAYSÉS

La jeune fille dont les souvenirs s’étaient effacés pendant ces cinq années se contenta d’acquiescer. C’est souvent une manie chez les mères de trouver la ressemblance de leurs enfants disparus.

La pièce que l’artiste interprétait était cet « impromptu » de Chopin qu’il avait l’habitude de jouer autrefois. Qu’il joue comme Maurice, pensa Madame Bertrand. Elle y retrouvait la même manière, la même flamme, la même sincérité et la même imperceptible hésitation devant la difficulté.

Les deux femmes voyaient encore imparfaitement le jeune homme. Quand il se leva pour saluer, elles le virent mieux. Madame Bertrand se pencha de nouveau et dit avec émotion :

— Je te dis qu’il ressemble à Maurice.

Cette ressemblance l’avait si émue qu’elle se mit à pleurer doucement. Le concert continuait, mais elle n’écoutait plus. La douleur à peine assoupie par cinq années, rentrait à flots pressés dans son cœur.

— Il fait chaud dans cette salle, dit-elle. Je suffoque. Si tu veux bien nous sortirons.

Et profitant de la première pause, elles s’en allèrent. Les quelques jours qui suivirent, Madame Bertrand fut tout absorbée par cette ressemblance qui la hantait. Elle eut voulu revoir ce jeune homme, l’embrasser, l’adopter pour son fils. D’autre part, comprenant qu’on n’embrasse pas les gens en se jetant à leur tête, elle raisonna ce grand émoi et se dit qu’en fin de compte elle n’était que le jouet d’une ressemblance.

L’artiste allait bientôt quitter la ville. Or, la veille de son départ on avait organisé pour lui une promenade dans la campagne avoisinante. Il