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les dépaysés

départ. Son vieux père le suivait quelquefois aux champs, mais sentait bientôt ses forces à bout. Ce dernier coup avait miné le peu de vigueur qu’il avait.

Il fut résolu qu’on prendrait de l’aide pour faire la fenaison et la récolte des grains. Mais l’obsédante pensée de ce départ et de tout ce qu’il comportait de fatalités achevait de déprimer le vieillard. À table, il ne mangeait guère plus, et la nuit, le sommeil le fuyait pourchassé par la même pensée. Il se levait, allumait sa pipe et songeait tristement dans l’obscurité. Cet homme et cette femme, qui ne s’étaient jamais caché la moindre pensée, se cachaient mutuellement leur chagrin. Chacun souffrait à la dérobée, en silence, à l’insu de l’autre. Cette vieille femme profitait des absences de son mari pour pleurer doucement, et lorsque la douleur oppressait trop celui-ci, il s’en allait dans les champs. On ne parlait pas de ce départ dans la maison, excepté lorsque les deux hommes étaient dehors, la mère demandant quelquefois à Marthe si Paul avait dit quelque chose, si son père avait parlé. Et les deux femmes continuaient leur besogne, en silence. Cette vieille femme que tant de durs travaux n’avaient pu courber ni lui enlever la jeunesse de ses mouvements, était maintenant bien terrassée et tremblante. Deux semaines avait suffi pour accomplir ce que tant d’années n’avait pas fait.

Paul se préparait toujours secrètement. Le jour du départ arriva. Tout se passa sans crise et sans cri. La vieille mère se pendit au cou de son fils et appuya ses lèvres aux siennes de toutes ses forces usées et le regarda ardemment. Il mit la main sur cette tête blanche et dit simplement :