Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome III (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/17

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Le noble Pantagruel, en l’art de jeter et darder, était sans comparaison plus admirable, car, avec ses horribles piles[1] et dards (lesquelles proprement ressemblaient aux grosses poutres sur lesquelles sont les ponts de Nantes, Saumur, Bergerac, et à Paris, les ponts au Change et aux Meuniers soutenus en longueur, grosseur, pesanteur et ferrure) de mille pas loin il ouvrait les huîtres en écaille sans toucher les bords, il émouchait une bougie sans l’éteindre, frappait les pies par l’œil, dessemelait les bottes sans les endommager, défourrait les barbutes[2] sans rien gâter, tournait les feuillets du bréviaire de frère Jean l’un après l’autre sans rien dessirer[3]. Avec tels dards, desquels était grande munition dedans sa nef, au premier coup il enferra le physétère sur le front, de mode qu’il lui transperça les deux mâchoires et la langue, si que plus n’ouvrit la gueule, plus ne puisa, plus ne jeta eau. Au second coup il lui creva l’œil droit, au troisième l’œil gauche, et fut vu le physétère, en grande jubilation de tous, porter ces trois cornes au front quelque peu penchantes devant, en figure triangulaire équilatérale, et tournoyer d’un côté et d’autre, chancelant et fourvoyant[4] comme étourdi, aveugle et prochain de mort. De ce non content, Pantagruel lui en darda un autre sur la queue, penchant pareillement en arrière. Puis trois autres sur l’échiné en ligne perpendiculaire, par équale[5] distance de queue et bec trois fois justement compartie[6]. Enfin lui en lança sur les flancs cinquante d’un côté et cinquante de l’autre, de manière que le corps du physétère semblait à la quille d’un galion à trois gabies[7], emmortaisée par compétente dimension de ses poutres, comme si fussent cosses[8] et porte-haubans de la carène. Et était chose moult plaisante à voir. Adonc mourant le physétère, se renversa ventre sur dos, comme font tous poissons morts, et ainsi renversé, les poutres contre bas en mer, ressemblait au scolopendre, serpent ayant cent pieds, comme le décrit le sage ancien Nicander.

COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN L’ÎLE FAROUCHE, MANOIR ANTIQUE DES ANDOUILLES.

Les hespailliers[9] de la nef lanternière[10] amenèrent le physétère

  1. Javelots.
  2. Capuchons.
  3. Déchirer.
  4. Se fourvoyant.
  5. Égale.
  6. Partagée.
  7. Hunes.
  8. Anneaux de cordages.
  9. Rameurs-chefs.
  10. Où pendait une lanterne (la seconde nef).