Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome II (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/135

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pleine liberté de l’air. Le pigeon soudain s’envole, hachant en incroyable hâtiveté, comme vous savez qu’il n’est vol que de pigeon quand il a œufs ou petits, pour l’obstinée sollicitude en lui par nature posée de recourir et secourir ses pigeonneaux. De mode qu’en moins de deux heures il franchit par l’air le long chemin qu’avait le céloce en extrême diligence par trois jours et trois nuits parfait, voguant à rames et à voiles et lui continuant vent en poupe. Et fut vu entrant dedans le colombier on[1] propre nid de ses petits. Adonc entendant le preux Gargantua qu’il portait la bandelette blanche, resta en joie et sûreté du bon portement de son fils.

Telle était l’usance des nobles Gargantua et Pantagruel, quand savoir promptement nouvelles de quelque chose fort affectée[2] et véhémentement désirée, comme l’issue de quelque bataille, tant par mer comme par terre, la prise ou défense de quelque place forte, l’appointement[3] de quelques différends d’importance, l’accouchement heureux ou infortuné de quelque reine ou grande dame, la mort ou convalescence de leurs amis et alliés malades, et ainsi des autres. Ils prenaient le gozal, et par les postes le faisaient de main en main jusques sur les lieux porter dont ils affectaient[4] les nouvelles. Le gozal, portant bandelette noire ou blanche selon les occurences et accidents, les ôtait de pensement[5] à son retour, faisant en une heure plus de chemin par l’air que n’avaient fait par terre trente postes en un jour naturel. Cela était racheter et gagner temps. Et croyez comme chose vraisemblable que, par les colombiers de leurs cassines[6], on trouvait sur œufs ou petits, tous les mois et saisons de l’an, les pigeons à foison, ce qu’est facile en ménagerie[7], moyennant le salpêtre en roche et la sacrée herbe verveine.

Le gozal lâché, Pantagruel lut les missives de son père Gargantua, desquelles la teneur ensuit :


« Fils très cher, l’affection que naturellement porte le père à son fils bien-aimé est en mon endroit tant accrue par l’égard et révérence des grâces particulières en toi par élection divine posées que, depuis ton partement[8], m’a non une fois tollu[9] tout autre pensement, me délaissant en cœur cette unique et soigneuse[10] peur que votre embarquement ait été de quelque

  1. Au.
  2. Ardemment attendue.
  3. L’accommodement.
  4. Désiraient vivement.
  5. Tension d’esprit.
  6. Maisons de champs.
  7. Administration ménagère.
  8. Départ.
  9. Ôté.
  10. Soucieuse.