Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome II (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

COMMENT PANTAGRUEL DÉTESTE LES DÉBITEURS ET EMPRUNTEURS.

« J’entends, répondit Pantagruel, et me semblez bon topiqueur[1] et affecté à votre cause. Mais prêchez et patrocinez[2] d’ici à la Pentecôte, en fin vous serez ébahi comment rien ne m’aurez persuadé, et, par votre beau parler, jà ne me ferez entrer en dettes. Rien, dit le saint Envoyé, à personne ne devez, fors amour et dilection mutuelle. Vous m’usez ici de belle graphides et diatyposes[3], et me plaisent très bien, mais je vous dis que, si figurez un affronteur effronté et importun emprunteur, entrant de nouveau en une ville jà avertie de ses mœurs, vous trouverez qu’à son entrée plus seront les citoyens en effroi et trépidation[4] que si la peste y entrait en habillement tel que la trouva le philosophe Tyanien dedans Éphèse. Et suis d’opinion que n’erraient les Perses, estimants le second vice être mentir, le premier être devoir, car dettes et mensonges sont ordinairement ensemble ralliés.

« Je ne veux pourtant inférer que jamais ne faille devoir, jamais ne faille prêter. Il n’est si riche qui quelquefois ne doive. Il n’est si pauvre de qui quelquefois on ne puisse emprunter. L’occasion sera telle que la dit Platon en ses lois, quand il ordonne qu’on ne laisse chez soi les voisins puiser eau si premièrement ils n’avaient en leurs propres pâtis fossoyé et bêché, jusques à trouver celle espèce de terre qu’on nomme céramite (c’est terre à potier), et là n’eussent rencontré source ou dégoût[5] d’eaux, car icelle terre, par sa substance qui est grasse, forte, lise[6] et dense, retient l’humidité et n’en est facilement fait escours[7] et exhalation. Ainsi est-ce grande vergogne, toujours, en tous lieux, d’un chacun emprunter plutôt que travailler et gagner. Lors seulement devrait-on, selon mon jugement, prêter, quand la personne travaillant n’a pu par son labeur faire gain, ou quand elle est soudainement tombée en perte inopinée de ses biens. Pourtant, laissons ce propos et dorénavant ne vous attachez à créditeurs[8]. Du passé je vous délivre.

— Le moins de mon plus[9], dit Panurge, en cetui article, sera vous remercier, et, si les remercîments doivent être mesurés par l’affection des bienfaiteurs, ce sera infiniment, sempiter-

  1. Argumentateur.
  2. Plaidez.
  3. Dessins et figures.
  4. Tremblement.
  5. Découlement.
  6. Pâteuse.
  7. Écoulement.
  8. Créanciers.
  9. Le moins que je puisse.