Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/160

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Puis l’envoya à l’école pour apprendre et passer son jeune âge. De fait vint à Poitiers pour étudier, et y profita beaucoup. Auquel lieu, voyant que les écoliers étaient aucunes fois de loisir et ne savaient à quoi passer temps, en eut compassion, et un jour prit, d’un grand rocher qu’on nomme Passelourdin, une grosse roche, ayant environ de douze toises en carré et d’épaisseur quatorze pans[1], et la mit sur quatre piliers au milieu d’un champ, bien à son aise, afin que lesdits écoliers, quand ils ne sauraient autre chose faire, passassent temps à monter sur ladite pierre, et là banqueter à force flacons, jambons et pâtés, et écrire leurs noms dessus avec un couteau, et, de présent, l’appelle-t-on la Pierre levée. Et en mémoire de ce, n’est aujourd’hui passé aucun en la matricule de ladite université de Poitiers, sinon qu’il ait bu en la fontaine caballine de Croutelles, passé à Passelourdin, et monté sur la Pierre levée.

En après, lisant les belles chroniques de ses ancêtres, trouva que Geoffroy de Lusignan, dit Geoffroy à la grand’dent, grand-père du beau cousin de la sœur aînée de la tante du gendre de l’oncle de la bru de sa belle-mère, était enterré à Maillezais, dont prit un jour campos pour le visiter comme homme de bien. Et, partant de Poitiers avec aucuns de ses compagnons, passèrent par Ligugé, visitant le noble Ardillon, abbé, par Lusignan, par Sansay, par Celles, par Coulonges, par Fontenay-le-Comte, saluant le docte Tiraqueau, et de là arrivèrent à Maillezais, où visita le sépulcre dudit Geoffroy à la grand’dent, dont eut quelque peu de frayeur, voyant sa portraiture, car il y est en image comme d’un homme furieux, tirant à demi son grand malchus[2] de la gaine. Et demandait la cause de ce. Les chanoines dudit lieu lui dirent que n’était autre cause sinon que pictoribus atque poetis, etc., c’est-à-dire que les peintres et poètes ont liberté de peindre à leur plaisir ce qu’ils veulent. Mais il ne se contenta pas de leur réponse et dit : « Il n’est ainsi peint sans cause, et me doute qu’à sa mort on lui a fait quelque tort, duquel il demande vengeance à ses parents. Je m’en enquêterai plus à plein[3], et en ferai ce que de raison. »

Puis retourna non à Poitiers, mais voulut visiter les autres universités de France. Dont, passant à la Rochelle, se mit sur mer et vint à Bordeaux, auquel lieu ne trouva grand exercice, sinon des gabarriers jouants aux luettes[4] sur la grève. De là vint à Toulouse, où apprit fort bien à danser, et à jouer

  1. Empans.
  2. Glaive.
  3. Complètement.
  4. Cartes de luette.