Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/38

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d’Horace ; mais si Horace est le premier des faiseurs de bonnes épîtres, Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons. Il ne faut pas qu’il y ait deux hommes de ce métier dans une nation : mais il faut qu’il y en ait un. Je me repens d’avoir dit autrefois trop de mal de lui.


Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre IX, 1822.

Cinq ou six écrivains ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l’antiquité ; Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile sont ses fils. Dante a engendré l’Italie moderne depuis Pétrarque jusqu’au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises : Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance…

On renie souvent ces maîtres suprêmes : on se révolte contre eux ; on compte leurs défauts ; on les accuse d’ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout tient de leurs couleurs : partout s’impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignées. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts ; leurs œuvres sont les mines et les entrailles de l’esprit humain.


Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 1850.

Rabelais ne voulait que jeter à l’avance quelques idées de grand sens et d’à-propos dans un rire immense : ne lui en demandez pas davantage. Il y a de tout dans son livre, et chaque admirateur peut se flatter d’y découvrir ce qui est le plus analogue à son propre esprit. Mais aussi il s’y voit assez de parties tout à fait comiques et franchement réjouissantes pour justifier son renom et sa gloire devant tous. Le reste est contestable, équivoque, sujet à controverse et à commentaire. Les lecteurs qui sont de bonne foi avoueront qu’ils ont peine à mordre à ces endroits-là, et même à les entendre. Ce qui est incontestablement admirable, c’est la forme du langage, l’ampleur et la richesse des tours, le jet abondant et intarissable