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PROLOGVE DE L’AVTHEVR

M. François Rabelais povr le tiers livre
des faicts et dicts heroiqves
dv bon Pantagrvel.


Bonne gens, Beuueurs treſilluſtres, & vous Goutteux treſprecieux[1], veiſtez vous oncques Diogenes le philoſophe Cynic ? Si l’auez veu, vous n’auiez perdu la veue : ou ie ſuis vrayement foriſſu d’intelligence, & de ſens logical. C’eſt belle choſe veoir la clairté du (vin & eſcuz) Soleil. I’en demande à l’aueugle né tant renommé par les treſſacrées bibles[2] : lequel ayant option de requerir tout ce qu’il vouldroit, par le commendement de celluy qui eſt tout puiſſant, & le dire duquel eſt en vn moment par effect repreſenté, rien plus ne demanda que veoir. Vous item n’eſtiez ieunes. Qui eſt qualité competente, pour en vin, non en vain, ainſi plus que phyſicalement philoſopher, & deſormais eſtre du conſeil Bacchicque : pour en lopinant opiner[3] des

  1. Beuueurs treſillustres, & vous Goutteux treſprecieux. Voyez ci-dessus, p. 59 la note sur la l. 2 de la p. 3 de Gargantua. *

    * Page 3, l. 2 : Beuueurs tresillustres ; & vous Verolez tresprecieux. De même, en tête du Prologue du Tiers liure : Beuueurs trefilluftres, & vous Goutteux tresprecieux. Ces épithètes : illustres, précieux, sont destinées à parodier les termes pompeux que les auteurs prodiguent à ceux à qui ils adressent des dédicaces ; mais, en même temps, le mot précieux, appliqué aux goutteux et aux vérolés, paraît faire allusion aux remèdes rares et chers employés pour les guérir, et surtout aux métaux qui servaient au traitement de la maladie vénérienne. C’est du moins ce qui semble ressortir de ce passage où Noël du Fail emploie la même expression que Rabelais : « C’est le vif argent, dont on a frotté les panures verolez precieux, lequel… pert, mange, & confomme tout ce qu’il approche. » (édit. de la Bibl. elzév. t. i, p.  273)

  2. L’aueugle né tant renommé par les treſſacrés bibles. S. Matthieu, XX, 30-34 ; S. Marc, X, 46-52 ; S. Luc, XVIII, 35-42 ; S. Jean, IX.
  3. En lopinant opiner. Ce jeu de mots sur lopiner, prendre un lopin, un morceau, et opiner, donner son opinion, se retrouve dans le premier des Deux Dialogues du nouueau langage François, italianizé (Enuers, G. Niergue, 1579, p. 230) :
    « Celtophile… Quand ceux qui ſont aupres d’vn roy opinent diuerſement, il aduient ſouuent que le mauuais conſeil est ſuiui, le bon eſt laiſſe.
    « Philavsone. Mais ce mauuais conſeil vient ſouuent de ce que ceux qui opinent, lopinent, ou pour le moins veulent lopiner. Et à fin que demeurans en la bonne grace, ils emportent vn iour le lopin auquel ils bayent, ils accommodent leur harangue à cela à quoy le prince encline deſia plus. »