Page:Rachilde - Les Hors nature, 1897.djvu/79

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choses étranges en te berçant, elle disait que son mari avait mis du poison dans une salade, qu’on l’avait fusillé et qu’elle on l’avait violée pendant qu’on écrasait son petit enfant sous une barrique de vin ! De temps à autre, elle interrompait sa litanie d’horreur en chantant des refrains obscènes. Ce n’était pas drôle, quand je l’écoutais, la nuit, ne pouvant dormir à cause de ma fièvre. Elle te soignait admirablement ; pourtant, Jorgon et moi, nous ne la quittions pas de l’œil. Je me la rappelle encore. Elle avait été belle : une paysanne brune, de type bohémien, seulement l’expression de sa bouche, tordue par on ne savait quelle suprême crise de douleur, restait hideuse, et je crois que je lui ai volé cette expression à force de la regarder. Nous pensions toujours qu’elle voulait te mordre ! Un matin, elle nous déclara qu’on la trompait, que tu n’étais décidément pas son enfant et qu’elle allait en avoir un autre, chez le diable ; elle se sauva. On ne la revit plus. Bravement, Jorgon le colosse, Jorgon dont les mains feraient le tour d’un col de bœuf, Jorgon acheta un biberon et sut s’en servir… Quand la guerre fut terminée, notre oncle, le sous-préfet, vint visiter les louveteaux pour mettre un peu d’ordre dans leur existence. Il m’envoya d’abord au séminaire, sans s’inquiéter le moins du monde de mes penchants naturels, puis, congédia notre pauvre Jorgon. Celui-ci se fit pleutre, rampa, inventa des histoires extraordinaires et se ménagea une rentrée comme jardinier de Rocheuse. En leur défendant de te parler de notre père, on confia le soin de ton éducation aux domestiques de la sous