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Il se levait tard, mais se mettait tout de suite à son bureau, dépouillant lui-même sa correspondance. Et, tout en fumant, il pensait à autre chose, se disant que c’était dur d’être obligé de se désennuyer pour devenir quelqu’un. Il aimait la lecture, se montrant difficile sur le choix du livre, n’admettant que les auteurs approuvés par la censure et ne lisant jamais que… les autres ! Il suivait les fugaces héroïnes avec intérêt et se les représentait par un couteau à papier assorti à leur caractère : telle hétaïre aux passions fougueuses avait un manche de corail foncé gouttelé de rubis sanglant. Telle abandonnée, frêle et poitrinaire, possédait un manche de lapis lazuli avec une turquoise entourée de perles fines. Telle petite bourgeoise capable de tromper son mari s’incarnait dans un manche d’ivoire jaune orné de cornaline brune.

Ces jeux innocents peignaient bien le cœur du pauvre duc sans cesse épris d’une image dont il cherchait le corps en tous lieux.

Lorsqu’il devint l’amant de Mlle Renée Fayor, Edmond de Pluncey eut une amère déception. « J’ai passé à côté ? » se dit-il. Ses réflexions terminées sur la faute commise, il attendit les événements en lisant un nouveau livre qu’il coupa par hasard, avec un poignard à manche d’acier uni.

Le lendemain, il s’attendait aux désespoirs accoutumés sur papier havane ou azur, parfumé de benjoin ou de mousseline, selon son éternelle prévision des détails.