Aller au contenu

Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Scène IV.

PYRRHUS, ORESTE, PHŒNIX.
PYRRHUS.

Je vous cherchais, seigneur. Un peu de violence
M’a fait de vos raisons combattre la puissance,
Je l’avoue ; et depuis que je vous ai quitté,
J’en ai senti la force et connu l’équité.
J’ai songé, comme vous, qu’à la Grèce, à mon père,
À moi-même, en un mot, je devenais contraire ;
Que je relevais Troie, et rendais imparfait
Tout ce qu’a fait Achille, et tout ce que j’ai fait.
Je ne condamne plus un courroux légitime ;
Et l’on vous va, seigneur, livrer votre victime.

ORESTE.

Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux,
C’est acheter la paix du sang d’un malheureux.

PYRRHUS.

Oui : mais je veux, seigneur, l’assurer davantage :
D’une éternelle paix Hermione est le gage ;
Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si doux
N’attendît en ces lieux qu’un témoin tel que vous :
Vous y représentez tous les Grecs et son père,
Puisqu’en vous Ménélas voit revivre son frère.
Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain
J’attends avec la paix son cœur de votre main.

ORESTE, à part.

Ah dieux !


Scène V.

PYRRHUS, PHŒNIX.
PYRRHUS.

Ah dieux ! Eh bien, Phœnix, l’amour est-il le maître ?
Tes yeux refusent-ils encor de me connaître !

PHŒNIX.

Ah ! je vous reconnais ; et ce juste courroux,
Ainsi qu’à tous les Grecs, seigneur, vous rend à vous.
Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile,
C’est Pyrrhus, c’est le fils et le rival d’Achille,
Que la gloire à la fin ramène sous ses lois,
Qui triomphe de Troie une seconde fois.

PYRRHUS.

Dis plutôt qu’aujourd’hui commence ma victoire :
D’aujourd’hui seulement je jouis de ma gloire ;
Et mon cœur, aussi fier que tu l’as vu soumis,
Croit avoir en l’amour vaincu mille ennemis.
Considère, Phœnix, les troubles que j’évite,
Quelle foule de maux l’amour traîne à sa suite,
Que d’amis, de devoirs, j’allais sacrifier !
Quels périls… un regard m’eût tout fait oublier :
Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle,
Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle.

PHŒNIX.

Oui, je bénis, seigneur, l’heureuse cruauté
Qui vous rend…

PYRRHUS.

Qui vous rend… Tu l’as vu, comme elle m’a traité.
Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée,
Que son fils me la dût renvoyer désarmée :
J’allais voir le succès de ses embrassements ;
Je n’ai trouvé que pleurs mêlés d’emportements.
Sa misère l’aigrit ; et, toujours plus farouche,
Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche.
Vainement à son fils j’assurais mon secours ;
« C’est Hector, disait-elle en l’embrassant toujours,
« Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
« C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse. »
Hé ! quelle est sa pensée ? attend-elle en ce jour
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ?

PHŒNIX.

Sans doute, c’est le prix que vous gardait l’ingrate.
Mais laissez-la, seigneur.

PYRRHUS.

Mais laissez-la, seigneur. Je vois ce qui la flatte :
Sa beauté la rassure ; et malgré mon courroux,
L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.
Je la verrais aux miens, Phœnix, d’un œil tranquille.
Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.

PHŒNIX.

Commencez donc, seigneur, à ne m’en parler plus.
Allez voir Hermione ; et content de lui plaire,
Oubliez à ses pieds jusqu’à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer :
Est-ce sur un rival qu’il s’en faut reposer ?
Il ne l’aime que trop.

PYRRHUS.

Il ne l’aime que trop. Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ?

PHŒNIX.

Quoi ! toujours Andromaque occupe votre esprit !
Que vous importe, ô dieux, sa joie ou son dépit ?
Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire ?

PYRRHUS.

Non, je n’ai pas bien dit tout ce qu’il lui faut dire :
Ma colère à ses yeux n’a paru qu’à demi ;
Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,
Et donner à ma haine une libre étendue.
Viens voir tous ses attraits, Phœnix, humiliés.
Allons.

PHŒNIX.

Allons. Allez, seigneur, vous jeter à ses pieds :
Allez, en lui jurant que votre âme l’adore,
À de nouveaux mépris l’encourager encore.