Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/109

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ANDROMAQUE, se jetant aux pieds de Pyrrhus.

Ah, seigneur ! arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère !
Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié !
Dieux ! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ?
Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?

PYRRHUS.

Phœnix vous le dira, ma parole est donnée.

ANDROMAQUE.

Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !

PYRRHUS.

J’étais aveugle alors ; mes yeux se sont ouverts.
Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée ;
Mais vous ne l’avez pas seulement demandée :
C’en est fait.

ANDROMAQUE.

C’en est fait. Ah ! seigneur ! vous entendiez assez
Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés.
Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d’être importune.
Vous ne l’ignorez pas : Andromaque, sans vous,
N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux.

PYRRHUS.

Non, vous me haïssez ; et dans le fond de l’âme
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils même, ce fils, objet de tant de soins,
Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.
La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble ;
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d’un si noble courroux.
Allons, Phœnix.

ANDROMAQUE.

Allons, Phœnix. Allons rejoindre mon époux.

CÉPHISE.

Madame…

ANDROMAQUE, à Céphise.

Madame… Et que veux-tu que je lui dise encore ?
Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?

à Pyrrhus
Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.

J’ai vu mon père mort, et nos murs embrasés ;
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
Son fils seul avec moi, réservé pour les fers.
Mais que ne peut un fils ! Je respire, je sers.
J’ai fait plus ; je me suis quelquefois consolée
Qu’ici, plutôt qu’ailleurs, le sort m’eût exilée ;
Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,
Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois ;
J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille :
J’attendais de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité !
Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime :
Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.
Ah ! s’il l’était assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins,
Et que, finissant là sa haine et nos misères,
Il ne séparât point des dépouilles si chères !

PYRRHUS.

Va m’attendre, Phœnix.


Scène VII.

PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE.
PYRRHUS.

Va m’attendre, Phœnix. Madame, demeurez.
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
Oui, je sens à regret qu’en excitant vos larmes,
Je ne fais contre moi que vous donner des armes ;
Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, madame, du moins, tournez vers moi les yeux :
Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,
S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
À le sauver enfin c’est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?
Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?
Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes ;
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,
Au lieu de ma couronne, un éternel affront ;
Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête ;
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
Mais ce n’est plus, madame, une offre à dédaigner ;
Je vous le dis : il faut ou périr, ou régner.
Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,
Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.
C’est craindre, menacer, et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds ; mais je meurs si j’attends.
Songez-y : je vous laisse, et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple où ce fils doit m’attendre ;
Et là vous me verrez, soumis ou furieux,
Vous couronner, madame, ou le perdre à vos yeux.


Scène VIII.

ANDROMAQUE, CÉPHISE.
CÉPHISE.

Je vous l’avais prédit, qu’en dépit de la Grèce,
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

ANDROMAQUE.

Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !
Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.