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Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.

HERMIONE.

Il est mort !

ORESTE.

Il est mort ! Il expire ; et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous l’avais promis ; et quoique mon courage
Se fît de ce complot une funeste image,
J’ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés
Se sont jusqu’à l’autel dans la foule glissés.
Pyrrhus m’a reconnu, mais sans changer de face :
Il semblait que ma vue excitât son audace ;
Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
Dussent de son hymen relever la splendeur.
Enfin, avec transport prenant son diadème,
Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même :
« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi !
« Andromaque ; régnez sur l’Épire et sur moi.
« Je voue à votre fils une amitié de père ;
« J’en atteste les dieux, je le jure à sa mère :
« Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
« Et je le reconnais pour le roi des Troyens. »
À ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,
Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de rage ;
L’infidèle s’est vu partout envelopper,
Et je n’ai pu trouver de place pour frapper :
Chacun se disputait la gloire de l’abattre.
Je l’ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober ;
Mais enfin à l’autel il est allé tomber.
Du peuple épouvanté j’ai traversé la presse
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,
Et regagner le port, où bientôt nos amis
Viendront couverts du sang que je vous ai promis.

HERMIONE.

Qu’ont-ils fait !

ORESTE.

Qu’ont-ils fait ! Pardonnez à leur impatience :
Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance ;
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,
Qu’il sentît en mourant qu’il expirait pour vous ;
Mais c’est moi dont l’ardeur leur a servi d’exemple :
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
Madame ; et vous pouvez justement vous flatter
D’une mort que leurs bras n’ont fait qu’exécuter.
Vous seule avez poussé les coups…

HERMIONE.

Vous seule avez poussé les coups… Tais-toi, perfide,
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur.
Va : je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu’as-tu fait ? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d’une si belle vie ?
Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?
Qui te l’a dit ?

ORESTE.

Qui te l’a dit ? Ô dieux ! Quoi ! ne m’avez-vous pas
Vous même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?

HERMIONE.

Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?
Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
Toi-même avant le coup me venir consulter,
Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?
Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?
Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,
L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins ;
Il m’aimerait peut-être, il le feindrait du moins.
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille ; et c’est assez pour moi,
Traître, qu’elle ait produit un monstre tel que toi.


Scène IV.

ORESTE.

Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt ? Et suis-je Oreste enfin ?
Quoi ! j’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire,
J’assassine à regret un roi que je révère ;
Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,
Ceux même des autels où ma fureur l’assiége ;
Je deviens parricide, assassin, sacrilége !
Pour qui ? Pour une ingrate à qui je le promets,
Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,
Dont j’épouse la rage ! Et quand je l’ai servie,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle l’aime ! et je suis un monstre furieux !
Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux !
Et l’ingrate en fuyant me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire !