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MÉMOIRES

SUR

LA VIE ET LES OUVRAGES DE JEAN RACINE,

PAR LOUIS RACINE.




Lorsque je fais connaître mon père, mieux que ne l’ont fait connaître jusqu’à présent ceux qui ont écrit sa vie, en rendant ce que je dois à sa mémoire, j’ai une double satisfaction : Fils et père à la fois, je remplis un de mes devoirs envers vous, mon cher fils, puisque je mets devant vos yeux celui qui, pour la piété, pour l’amour de l’étude, et pour toutes les qualités du cœur, doit être votre modèle. J’avais toujours approuvé la curiosité que vous aviez témoignée pour entendre lire les Mémoires dans lesquels vous saviez que j’avais rassemblé diverses particularités de sa vie; et je l’avais approuvée sans la satisfaire, parce que j’y trouvais quelque danger pour votre âge. Je craignais aussi de paraître plus prédicateur qu’historien, quand je vous dirais qu’il n’avait eu la moitié de sa vie que du mépris pour le talent des vers, et pour la gloire que ce talent lui avait acquise. Mais maintenant qu’à ces Mémoires je suis en état d’ajouter un recueil de ses lettres, et qu’au lieu de vous parler de lui, je puis vous le faire parler lui-même, j’espère que cet ouvrage, que j’ai fait pour vous, produira en vous les fruits que j’en attends, par les instructions que vous y donnera celui qui doit faire sur vous une si grande impression.

Vous n’êtes pas encore en état de goûter les lettres de Cicéron, qui étaient les compagnes de tous ses voyages ; mais il vous est d’autant plus aisé de goûter les siennes, que vous pouvez les regarder comme adressées à vous-même. Je parle de celles qui composent le troisième recueil.

Ne jetez les yeux sur les lettres de sa jeunesse que pour y apprendre l’éloignement que l’amour de l’étude lui donnait du monde, et les progrès qu’il avait déjà faits, puisqu’à dix-sept ou dix-huit ans il était rempli des auteurs grecs, latins, italiens, espagnols, et en même temps possédait si bien sa langue, quoiqu’il se plaigne de n’en avoir qu’une petite teinture, que ces lettres, écrites sans travail, sont dans un style toujours pur et naturel.

Vous ne pourrez sentir que dans quelque temps le mérite de ses lettres à Boileau, et de celles de Boileau : ne soyez donc occupé aujourd’hui que de ses dernières lettres, qui, quoique simplement écrites, sont plus capables que toute autre lecture de former votre cœur, parce qu’elles vous dévoileront le sien. C’est un père qui écrit à son fils comme à son ami. Quelle attention, sans qu’elle ait rien d’affecté, pour le rappeler à ce qu’il doit à Dieu, à sa mère et à ses sœurs ! Avec quelle douceur il fait des réprimandes, quand il est obligé d’en faire ! Avec quelle modestie il donne des avis !

Avec quelle franchise il lui parle de la médiocrité de sa fortune ! Avec quelle simplicité il lui rend compte de tout ce qui se passe dans son ménage ! Et gardez-vous bien de rougir quand vous l’entendrez répéter souvent les noms de Babet, Fanchon, Madelon, Nanette, mes sœurs : apprenez au contraire en quoi il est estimable. Quand vous l’aurez connu dans sa famille, vous le goûterez mieux lorsque vous viendrez à le connaître sur le Parnasse ; vous saurez pourquoi ses vers sont toujours pleins de sentiment.

Plutarque a déjà pu vous apprendre que Caton l’ancien préférait la gloire d’être bon mari à celle d’être grand sénateur, et qu’il quittait les affaires les plus importantes pour aller voir sa femme, remuer et emmailloter son enfant. Cette sensibilité antique n’est-elle donc plus dans nos mœurs, et trouvons-nous qu’il soit honteux d’avoir un cœur ? L’humanité, toujours belle, se plaît surtout dans les belles âmes ; et les choses qui paraissent des faiblesses puériles aux yeux d’un bel esprit, sont les vrais plaisirs d’un grand homme. Celui dont on vous a dit tant de fois, et trop souvent peut-être, que vous deviez ressusciter le nom, n’était jamais si content que quand, libre de quitter la cour, où il trouva dans les premières années de si grands agréments, il pouvait venir passer quelques jours avec nous. En présence même d’étrangers il osait être père ; il était de tous nos jeux ; et je me souviens (je le puis écrire, puisque c’est à vous que j’écris), je me souviens de processions dans lesquelles mes sœurs étaient le clergé, j’étais le curé, et l’auteur d’Athalie chantant avec nous, portait la croix.

C’est une simplicité de mœurs si admirable dans un homme tout sentiment et tout cœur, qui est cause qu’en copiant pour vous ses lettres, je verse à tous moments des larmes, parce qu’il me conununique la tendresse dont il était rempli.

Oui, mon fils, il était né tendre, et vous l’entendrez assez dire ; mais il fut tendre pour Dieu lorsqu’il revint à lui ; et du jour qu’il revint à ceux qui, dans son enfance, lui avaient appris à le connaître, il le fut pour eux sans réserve : il le fut pour ce roi dont il avait tant de plaisir à écrire l’histoire ; il le fut toute sa vie pour ses amis ; il le fut, depuis son mariage et jusqu’à la fin de ses jours, pour sa femme et pour tous ses enfants, sans prédilection ; il l’était pour moi-même, qui ne faisais que de naître quand il mourut, et à qui ma mémoire ne peut rappeler que ses caresses.

Attachez-vous donc uniquement à ses dernières lettres, et aux endroits de la seconde partie de ces Mémoires où il parle