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Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite préface que j’ai faite pour lui rendre raison de ma tragédie. Il n’y a rien de plus naturel que de se défendre quand on se croit injustement attaqué. Je vois que Térence même semble n’avoir fait des prologues que pour se justifier contre les critiques d’un vieux poëte malintentionné, malevoli veteris poetœ, et qui venait briguer des voix contre lui jusqu’aux heures où l’on représentait ses comédies.

« ……… Occœpta est agi :
« Exclamat, etc.[1]. »

On me pouvait faire une difficulté qu’on ne m’a point faite. Mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les lecteurs. C’est que je fais entrer Junie dans les vestales, où, selon Aulu-Gelle, on ne recevait personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection ; et j’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l’âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l’âge pour le consulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège.

Enfin, je suis très-persuadé qu’on me peut faire bien d’autres critiques, sur lesquelles je n’aurais d’autre parti à prendre que celui d’en profiter à l’avenir. Mais je plains fort le malheur d’un homme qui travaille pour le public. Ceux qui voient le mieux nos défauts sont ceux qui les dissimulent le plus volontiers : ils nous pardonnent les endroits qui leur ont déplu, en faveur de ceux qui leur ont donné du plaisir. Il n’y a rien, au contraire, de plus injuste qu’un ignorant : il croit toujours que l’admiration est le partage des gens qui ne savent rien : il condamne toute une pièce pour une scène qu’il n’approuve pas ; il s’attaque même aux endroits les plus éclatants, pour faire croire qu’il a de l’esprit ; et pour peu que nous résistions à ses sentiments, il nous traite de présomptueux qui ne veulent croire personne, et ne songe pas qu’il tire quelquefois plus de vanité d’une critique fort mauvaise que nous n’en tirons d’une assez bonne pièce de théâtre.

« Homine imperito numquam quidquam injustius[2]




SECONDE PRÉFACE.


Voici celle de mes tragédies que je puis dire que j’ai le plus travaillée. Cependant j’avoue que le succès ne répondit pas d’abord à mes espérances : à peine elle parut sur le théâtre, qu’il s’éleva quantité de critiques qui semblaient la devoir détruire[3]. Je crus moi-même que sa destinée serait à l’avenir moins heureuse que celle de mes autres tragédies. Mais enfin il est arrivé de cette pièce ce qui arrivera toujours des ouvrages qui auront quelque bonté : les critiques se sont évanouies, la pièce est demeurée. C’est maintenant celle des miennes que la cour et le public revoient le plus volontiers. Et si j’ai fait quelque chose de solide, et qui mérite quelque louange, la plupart des connaisseurs demeurent d’accord que c’est ce même Britannicus.

À la vérité j’avais travaillé sur des modèles qui m’avaient extrêmement soutenu dans la peinture que je voulais faire de la cour d’Agrippine et de Néron. J’avais copié mes personnages d’après le plus grand peintre de l’antiquité, je veux dire d’après Tacite, et j’étais alors si rempli de la lecture de cet excellent historien, qu’il n’y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m’ait donné l’idée. J’avais voulu mettre dans ce recueil un extrait des plus beaux endroits que j’ai tâché d’imiter ; mais j’ai trouvé que cet extrait tiendrait presque autant de place que la tragédie. Ainsi le lecteur trouvera bon que je le renvoie à cet auteur, qui aussi bien est entre les mains de tout le monde ; et je me contenterai de rapporter ici quelques-uns de ses passages sur chacun des personnages que j’introduis sur la scène.

Pour commencer par Néron, il faut se souvenir qu’il est ici dans les premières années de son règne, qui ont été heureuses, comme l’on sait. Ainsi, il ne m’a pas été permis de le représenter aussi méchant qu’il l’a été depuis. Je ne le représente pas non plus comme un homme vertueux, car il ne l’a jamais été. Il n’a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs ; mais il a en lui les semences de tous ces crimes : il commence à vouloir secouer le joug ; il les hait les uns et les autres : il leur cache sa haine sous de fausses caresses, factus natura velare odium fallacibus blanditiis[4]. En un mot, c’est ici un monstre naissant, mais qui n’ose encore se déclarer, et qui cherche des couleurs à ses méchantes actions : Hactenus Nero flagitiis et sceleribus velamenta quæsivit[5]. Il ne pouvait souffrir Octavie, princesse d’une bonté et d’une vertu exemplaires, fato quodam, an quia prævalent illicita : metuebaturque ne in stupra feminarum illustrium prorumperet[6].

Je lui donne Narcisse pour confident. J’ai suivi en cela Tacite, qui dit que Néron porta impatiemment la mort de Narcisse, parce que cet affranchi avait une conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés : Cujus abditis adhuc vitiis mire congruebat. Ce passage prouve deux choses : il prouve et que Néron était déjà

  1. « À peine a-t-on levé la toile, que le voilà qui s’écrie, etc. » (P. Terent. Eunuch. Prolog.)
    On ne peut pas douter que Racine n’ait voulu désigner ici le grand Corneille. Au reste, Louis Racine observe que ce passage ne doit point faire soupçonner Corneille d’une basse jalousie, mais ses partisans, qui formaient un parti très-considérable, et employaient toutes sortes de moyens pour nuire aux pièces de son rival.
  2. Racine a lui-même traduit très-exactement ce vers, lorsqu’il a dit : « Il n’y a rien de plus injuste qu’un ignorant. » (G.) Térence, Adelphes, I, 2, 18.
  3. Cette pièce si belle, dit Louis Racine, et qui fait faire tant d’utiles réflexions, fut très-mal reçue, parce qu’on ne va point au spectacle pour réfléchir, et qu’on y cherche le plaisir du cœur plutôt que celui de l’esprit. Pour découvrir toutes les beautés que celle-ci renferme, il faut la méditer comme on médite Tacite.
  4. Tacit. Annal, lib. XIV, cap. 56.
  5. Idem, ibid. lib. XIII, cap. 47.
  6. « …… par une sorte de fatalité, ou peut-être parce qu’on trouve plus de charmes à ce qui est défendu ; et l’on craignait que les dames romaines les plus illustres ne fussent exposées à la violence de ses désirs. » (Tacit. Annal, lib. XII, cap. 12.) (G.)