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vicieux, mais qu’il dissimulait ses vices, et que Narcisse l’entretenait dans ses mauvaises inclinations.

J’ai choisi Burrhus pour opposer un honnête homme à cette peste de cour ; et je l’ai choisi plutôt que Sénèque ; en voici la raison : ils étaient tous deux gouverneurs de la jeunesse de Néron, l’un pour les armes, et l’autre pour les lettres ; et ils étaient fameux, Burrhus pour son expérience dans les armes et pour la sévérité de ses mœurs, militaribus curis et severitate morum ; Sénèque pour son éloquence et le tour agréable de son esprit, Seneca præceptis eloquentia et comitate honesta[1]. Burrhus, après sa mort, fut extrêmement regretté à cause de sa vertu ; Civitati grande desiderium ejus mansit per memoriam virtutis[2].

Toute leur peine était de résister à l’orgueil et à la férocité d’Agrippine, quæ, cunctis malæ dominationis cupidinibus flagrans, habebat in partibus Pallantem[3]. Je ne dis que ce mot d’Agrippine, car il y aurait trop de choses à en dire. C’est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n’est pas moins la disgrâce d’Agrippine que la mort de Britannicus. Cette mort fut un coup de foudre pour elle ; et il parut, dit Tacite, par sa frayeur et par sa consternation, qu’elle était aussi innocente de cette mort qu’Octavie. Agrippine perdait en lui sa dernière espérance, et ce crime lui en faisait craindre un plus grand : Sibi supremum auxilium ereptum, et parricidii exemplum intelligebat[4].

L’âge de Britannicus était si connu, qu’il ne m’a pas été permis de le représenter autrement que comme un jeune prince qui avait beaucoup de cœur, beaucoup d’amour et beaucoup de franchise, qualités ordinaires d’un jeune homme. Il avait quinze ans, et on dit qu’il avait beaucoup d’esprit, soit qu’on dise vrai, ou que ses malheurs aient fait croire cela de lui, sans qu’il ait pu en donner des marques : Neque segnem ei fuisse indolem ferunt ; sive verum, seu, periculis commendatus, retinuit famam sine experimento[5].

Il ne faut pas s’étonner s’il n’a auprès de lui qu’un aussi méchant homme que Narcisse : car il y avait longtemps qu’on avait donné ordre qu’il n’y eût auprès de Britannicus que des gens qui n’eussent ni foi ni honneur : Nam ut proximus quisque Britannico neque fas neque fidem pensi haberet olim provisum erat[6].

Il me reste à parler de Junie. Il ne la faut pas confondre avec une vieille coquette qui s’appelait Julia Silana. C’est ici une autre Junie, que Tacite appelle Junia Calvina, de la famille d’Auguste, sœur de Silanus, à qui Claudius avait promis Octavie. Cette Junie était jeune, belle, et comme dit Sénèque, festivissima omnium puellarum. Son frère et elle s’aimaient tendrement ; et leurs ennemis, dit Tacite, les accusèrent tous deux d’inceste, quoiqu’ils ne fussent coupables que d’un peu d’indiscrétion. Elle vécut jusqu’au règne de Vespasien.

Je la fais entrer dans les vestales, quoique, selon Aulu-Gelle, on n’y reçût jamais personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection ; et j’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l’âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l’âge pour le consulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège[7].




PERSONNAGES.
NÉRON, empereur, fils d’Agrippine.
BRITANNICUS, fils de l’empereur Claudius et de Messaline.
AGRIPPINE, veuve de Domitius Ænobarbus, père de Néron, et en secondes noces, veuve de l’empereur Claudius.
JUNIE, amante de Britannicus.
BURRHUS, gouverneur de Néron.
NARCISSE, gouverneur de Britannicus.
ALBINE, confidente d’Agrippine.
GARDES.


La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron.




ACTE PREMIER.




Scène première.

AGRIPPINE, ALBINE.
ALBINE.

Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
Qu’errant dans le palais, sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ?
Madame, retournez dans votre appartement.

AGRIPPINE.

Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.
Je veux l’attendre ici : les chagrins qu’il me cause
M’occuperont assez tout le temps qu’il repose.
Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s’est déclaré.
L’impatient Néron cesse de se contraindre ;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine ; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.

ALBINE.

Quoi ! vous à qui Néron doit le jour qu’il respire.

  1. Tacit. Annal. lib. XIII, cap. 2.
  2. Idem, ibid. lib. XIV, cap. 51.
  3. « Enflammée de toutes les passions de la tyrannie, elle avait dans son parti Pallas. » (Tacit. Annal. lib. XIII, cap. 2.) (G.)
  4. « Elle sentait vivement que Néron venait de lui ravir son dernier appui, et de faire l’essai du parricide. » (Tac. Ann. lib. XIII, cap. 16.) (G.)
  5. Tacit. Annal. lib. XII, cap. 26.
  6. Idem, ibid. lib. XIII, cap. 15.
  7. Racine confond ici la république avec la monarchie : le peuple n’était rien sous les empereurs : sa protection était inutile et même nuisible ; il ne faisait point de lois, et ne pouvait en donner aucune dispense. Racine ne peut donc pas supposer au peuple le droit de faire entrer Junie dans les vestales malgré les lois. (G.)