Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !
Va, retiens-la. Surtout, garde bien le silence.
Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?


Scène VI.

ROXANE, ACOMAT, OSMIN.
ACOMAT.

Que faites-vous, madame ? en quels retardements
D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?
Byzance, par mes soins presque entière assemblée,
Interroge ses chefs, de leur crainte troublée ;
Et tous pour s’expliquer, ainsi que mes amis,
Attendent le signal que vous m’aviez promis.
D’où vient que, sans répondre à leur impatience,
Le sérail cependant garde un triste silence ?
Déclarez-vous, madame ; et sans plus différer…

ROXANE.

Oui, vous serez content, je vais me déclarer.

ACOMAT.

Madame, quel regard, et quelle voix sévère,
Malgré votre discours, m’assurent du contraire ?
Quoi ! déjà votre amour, des obstacles vaincu…

ROXANE.

Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.

ACOMAT.

Lui !

ROXANE.

Lui ! Pour moi, pour vous-même, également perfide,
Il nous trompait tous deux.

ACOMAT.

Il nous trompait tous deux. Comment !

ROXANE.

Il nous trompait tous deux. Comment ! Cette Atalide,
Qui même n’était pas un assez digne prix
De tout ce que pour lui vous avez entrepris…

ACOMAT.

Eh bien !

ROXANE.

Eh bien ! Lisez : jugez, après cette insolence,
Si nous devons d’un traître embrasser la défense.
Obéissons plutôt à la juste rigueur
D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur ;
Et livrant sans regret un indigne complice,
Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.

ACOMAT, lui rendant le billet.

Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,
Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,
Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre
Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.
Montrez-moi le chemin, j’y cours.

ROXANE.

Montrez-moi le chemin, j’y cours. Non, Acomat :
Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.
Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.
Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
Je vais tout préparer. Vous, cependant, allez
Disperser promptement vos amis assemblés.


Scène VII.

ACOMAT, OSMIN.
ACOMAT.

Demeure : il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.

OSMIN.

Quoi ! jusque-là, seigneur, votre amour vous transporte !
N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?
Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?

ACOMAT.

Que veux-tu dire ? Es-tu toi-même si crédule
Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ?
Moi, jaloux ! plût au ciel qu’en me manquant de foi
L’imprudent Bajazet n’eût offensé que moi !

OSMIN.

Et pourquoi donc, seigneur, au lieu de le défendre…

ACOMAT.

Eh ! la sultane est-elle en état de m’entendre ?
Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,
Que j’allais avec lui me perdre ou me sauver ?
Ah ! de tant de conseils événement sinistre !
Prince aveugle ! ou plutôt trop aveugle ministre,
Il te sied bien d’avoir en de si jeunes mains,
Chargé d’ans et d’honneurs, confié tes desseins,
Et laissé d’un vizir la fortune flottante
Suivre de ces amants la conduite imprudente !

OSMIN.

Eh ! laissez-les entre eux exercer leur courroux ;
Bajazet veut périr ; seigneur, songez à vous.
Qui peut de vos desseins révéler le mystère,
Sinon quelques amis engagés à se taire ?
Vous verrez par sa mort le sultan adouci.

ACOMAT.

Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi :
Mais moi qui vois plus loin ; qui, par un long usage,
Des maximes du trône ai fait l’apprentissage ;
Qui, d’emplois en emplois, vieilli sous trois sultans,
Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,
Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,
Et qu’une mort sanglante est l’unique traité
Qui reste entre l’esclave et le maître irrité.

OSMIN.

Fuyez donc.

ACOMAT.

Fuyez donc. J’approuvais tantôt cette pensée.
Mon entreprise alors était moins avancée ;
Mais il m’est désormais trop dur de reculer.