Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/203

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Par une belle chute il faut me signaler,
Et laisser un débris du moins après ma fuite,
Qui de mes ennemis retarde la poursuite.
Bajazet vit encor : pourquoi nous étonner ?
Acomat de plus loin a su le ramener.
Sauvons-le malgré lui de ce péril extrême,
Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.
Tu vois combien son cœur, prêt à le protéger,
A retenu mon bras trop prompt à la venger.
Je connais peu l’amour, mais j’ose te répondre
Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre ;
Que nous avons du temps. Malgré son désespoir,
Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.

OSMIN.

Enfin, que vous inspire une si noble audace ?
Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place :
Ce palais est tout plein…

ACOMAT.

Ce palais est tout plein… Oui, d’esclaves obscurs,
Nourris, loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.
Mais toi, dont la valeur, d’Amurat oubliée,
Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,
Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?

OSMIN.

Seigneur, vous m’offensez : si vous mourez, je meurs.

ACOMAT.

D’amis et de soldats une troupe hardie
Aux portes du palais attend notre sortie ;
La sultane d’ailleurs se fie à mes discours :
Nourri dans le sérail, j’en connais les détours ;
Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure ;
Ne tardons plus, marchons ; et s’il faut que je meure,
Mourons ; moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,
Comme le favori d’un homme tel que moi.








Scène première.

ATALIDE.

Hélas ! je cherche en vain ; rien ne s’offre à ma vue.
Malheureuse ! comment puis-je l’avoir perdue ?
Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour
Exposât mon amant tant de fois en un jour ?
Que, pour dernier malheur, cette lettre fatale
Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale ?
J’étais en ce lieu même, et ma timide main,
Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.
Sa présence a surpris mon âme désolée ;
Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée :
J’ai senti défaillir ma force et mes esprits ;
Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris ;
À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
Ah ! trop cruelles mains, qui m’avez secourue,
Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains ;
Et par vous cette lettre a passé dans ses mains !
Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?
Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?
Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?
Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
Cependant on m’arrête, on me tient enfermée…
On ouvre ; de son sort je vais être informée.


Scène II.

ROXANE, ATALIDE, ZATIME, gardes.
ROXANE, à Atalide.

Retirez-vous.

ATALIDE.

Retirez-vous. Madame… excusez l’embarras…

ROXANE.

Retirez-vous, vous dis-je ; et ne répliquez pas.
Gardes, qu’on la retienne.


Scène III.

ROXANE, ZATIME.
ROXANE.

Gardes, qu’on la retienne. Oui, tout est prêt, Zatime :
Orcan et les muets attendent leur victime.
Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort ;
Je puis le retenir ; mais s’il sort, il est mort.
Vient-il ?

ZATIME.

Vient-il ? Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;
Et, loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,
Il m’a paru, madame, avec empressement
Sortir, pour vous chercher, de son appartement.

ROXANE.

Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,
Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?
Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?
Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?
Quoi ! ne devrais-tu pas être déjà vengée ?
Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?
Sans perdre tant d’efforts sur ce cœur endurci,
Que ne le laissons-nous périr ?… Mais le voici.


Scène IV.

BAJAZET, ROXANE.
ROXANE.

Je ne vous ferai point des reproches frivoles :
Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.