Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/227

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Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.
Retourne maintenant chez ces peuples heureux ;
Et si mon nom encor s’est conservé chez eux,
Dis-leur ce que tu vois ; et de toute ma gloire,
Phœdime, conte-leur la malheureuse histoire.
Et toi qui de ce cœur, dont tu fus adoré,
Par un jaloux destin fus toujours séparé,
Héros avec qui, même en terminant ma vie,
Je n’ose en un tombeau demander d’être unie,
Reçois ce sacrifice ; et puisse en ce moment
Ce poison expier le sang de mon amant !


Scène III.

MONIME, ARBATE, PHŒDIME, ARCAS.
ARBATE.

Arrêtez ! arrêtez !

ARCAS.

Arrêtez ! arrêtez ! Que faites-vous, Arbate ?

ARBATE.

Arrêtez ! j’accomplis l’ordre de Mithridate.

MONIME.

Ah ! laissez-moi…

ARBATE, jetant le poison.

Ah ! laissez-moi… Cessez, vous dis-je, et laissez-moi,
Madame, exécuter les volontés du roi :
Vivez. Et vous, Arcas, du succès de mon zèle
Courez à Mithridate apprendre la nouvelle.


Scène IV.

MONIME, ARBATE, PHŒDIME.
MONIME.

Ah ! trop cruel Arbate, à quoi m’exposez-vous !
Est-ce qu’on croit encor mon supplice trop doux ?
Et le roi m’enviant une mort si soudaine,
Veut-il plus d’un trépas pour contenter sa haine ?

ARBATE.

Vous l’allez voir paraître ; et j’ose m’assurer
Que vous-même avec moi vous allez le pleurer.

MONIME.

Quoi ! le roi…

ARBATE.

Quoi ! le roi… Le roi touche à son heure dernière,
Madame, et ne voit plus qu’un reste de lumière.
Je l’ai laissé sanglant, porté par des soldats ;
Et Xipharès en pleurs accompagne leurs pas.

MONIME.

Xipharès ! Ah, grands dieux ! Je doute si je veille,
Et n’ose qu’en tremblant en croire mon oreille.
Xipharès vit encor ! Xipharès, que mes pleurs…

ARBATE.

Il vit chargé de gloire, accablé de douleurs.
De sa mort en ces lieux la nouvelle semée
Ne vous a pas vous seule et sans cause alarmée :
Les Romains, qui partout l’appuyaient par des cris,
Ont par ce bruit fatal glacé tous les esprits.
Le roi, trompé lui-même, en a versé des larmes,
Et désormais certain du malheur de ses armes,
Par un rebelle fils de toutes parts pressé,
Sans espoir de secours tout près d’être forcé,
Et voyant pour surcroît de douleur et de haine,
Parmi ses étendards porter l’aigle romaine,
Il n’a plus aspiré qu’à s’ouvrir des chemins
Pour éviter l’affront de tomber dans leurs mains.
D’abord il a tenté les atteintes mortelles
Des poisons que lui-même a crus les plus fidèles ;
Il les a trouvés tous sans force et sans vertu.
« Vain secours, a-t-il dit, que j’ai trop combattu !
« Contre tous les poisons soigneux de me défendre,
« J’ai perdu tout le fruit que j’en pouvais attendre.
« Essayons maintenant des secours plus certains,
« Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains. »
Il parle ; et défiant leurs nombreuses cohortes,
Du palais, à ces mots, il fait ouvrir les portes.
À l’aspect de ce front dont la noble fureur
Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,
Vous les eussiez vus tous, retournant en arrière,
Laisser entre eux et nous une large carrière ;
Et déjà quelques-uns couraient épouvantés
Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.
Mais, le dirai-je ? ô ciel ! rassurés par Pharnace,
Et la honte en leurs cœurs réveillant leur audace,
Ils reprennent courage, ils attaquent le roi,
Qu’un reste de soldats défendait avec moi.
Qui pourrait exprimer par quels faits incroyables,
Quels coups accompagnés de regards effroyables,
Son bras se signalant pour la dernière fois,
A de ce grand héros terminé les exploits ?
Enfin, las et couvert de sang et de poussière,
Il s’était fait de morts une noble barrière :
Un autre bataillon s’est avancé vers nous :
Les Romains pour le joindre ont suspendu leurs coups.
Ils voulaient tous ensemble accabler Mithridate.
Mais lui : « C’en est assez, m’a-t-il dit, cher Arbate,
« Le sang et la fureur m’emportent trop avant.
« Ne livrons pas surtout Mithridate vivant. »
Aussitôt dans son sein il plonge son épée.
Mais la mort fuit encor sa grande âme trompée.
Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant,
Faible, et qui s’irritait contre un trépas si lent ;
Et se plaignant à moi de ce reste de vie,
Il soulevait encor sa main appesantie ;
Et marquant à mon bras la place de son cœur,
Semblait d’un coup plus sûr implorer la faveur.
Tandis que, possédé de ma douleur extrême,
Je songe bien plutôt à me percer moi-même,
De grands cris ont soudain attiré mes regards :
J’ai vu, qui l’aurait cru ? j’ai vu de toutes parts
Vaincus et renversés les Romains et Pharnace,