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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/228

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Fuyant vers leurs vaisseaux, abandonner la place ;
Et le vainqueur, vers nous s’avançant de plus près,
À mes yeux éperdus a montré Xipharès.

MONIME.

Juste ciel !

ARBATE.

Juste ciel ! Xipharès, toujours resté fidèle,
Et qu’au fort du combat une troupe rebelle,
Par ordre de son frère, avait enveloppé,
Mais qui, d’entre leurs bras à la fin échappé,
Força les plus mutins, et regagnant le reste,
Heureux et plein de joie, en ce moment funeste,
À travers mille morts, ardent, victorieux,
S’était fait vers son père un chemin glorieux.
Jugez de quelle horreur cette joie est suivie.
Son bras aux pieds du roi l’allait jeter sans vie ;
Mais on court, on s’oppose à son emportement.
Le roi m’a regardé dans ce triste moment,
Et m’a dit, d’une voix qu’il poussait avec peine :
« S’il en est temps encor, cours, et sauve la reine. »
Ces mots m’ont fait trembler pour vous, pour Xipharès :
J’ai craint, j’ai soupçonné quelques ordres secrets.
Tout lassé que j’étais, ma frayeur et mon zèle
M’ont donné pour courir une force nouvelle ;
Et, malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux
D’avoir paré le coup qui vous perdait tous deux.

MONIME.

Ah ! que, de tant d’horreurs justement étonnée,
Je plains de ce grand roi la triste destinée !
Hélas ! et plût aux dieux qu’à son sort inhumain
Moi-même j’eusse pu ne point prêter la main ;
Et que, simple témoin du malheur qui l’accable,
Je le pusse pleurer sans en être coupable !
Il vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits
Le sang du père, ô ciel ! et les larmes du fils !


Scène V.

MITHRIDATE, MONIME, XIPHARÈS, ARBATE, PHŒDIME, ARCAS, gardes qui soutiennent Mithridate.
MONIME.

Ah ! que vois-je, seigneur, et quel sort est le vôtre !

MITHRIDATE.

Cessez et retenez vos larmes l’un et l’autre :

(montrant Xipharès.)
Mon sort de sa tendresse et de votre amitié

Veut d’autres sentiments que ceux de la pitié ;
Et ma gloire, plutôt digne d’être admirée,
Ne doit point par des pleurs être déshonorée.
J’ai vengé l’univers autant que je l’ai pu :
La mort dans ce projet m’a seule interrompu.
Ennemi des Romains et de la tyrannie,
Je n’ai point de leur joug subi l’ignominie ;
Et j’ose me flatter qu’entre les noms fameux
Qu’une pareille haine a signalés contre eux,
Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,
Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.
Le ciel n’a pas voulu qu’achevant mon dessein
Rome en cendres me vît expirer dans son sein ;
Mais au moins quelque joie en mourant me console :
J’expire environné d’ennemis que j’immole ;
Dans leur sang odieux j’ai pu tremper les mains ;
Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
À mon fils Xipharès je dois cette fortune ;
Il épargne à ma mort leur présence importune.
Que ne puis-je payer ce service important
De tout ce que mon trône eut de plus éclatant !
Mais vous me tenez lieu d’empire, de couronne ;
Vous seule me restez : souffrez que je vous donne,
Madame ; et tous ces vœux que j’exigeais de vous,
Mon cœur pour Xipharès vous les demande tous.

MONIME.

Vivez, seigneur, vivez, pour le bonheur du monde,
Et pour sa liberté, qui sur vous seul se fonde ;
Vivez pour triompher d’un ennemi vaincu,
Pour venger…

MITHRIDATE.

Pour venger… C’en est fait, madame, et j’ai vécu.
Mon fils, songez à vous : gardez-vous de prétendre
Que de tant d’ennemis vous puissiez vous défendre.
Bientôt tous les Romains, de leur honte irrités,
Viendront ici sur vous fondre de tous côtés.
Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite
À rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte :
Tant de Romains sans vie, en cent lieux dispersés,
Suffisent à ma cendre et l’honorent assez.
Cachez-leur pour un temps vos noms et votre vie.
Allez, réservez-vous…

XIPHARÈS.

Allez, réservez-vous… Moi, seigneur ! que je fuie !
Que Pharnace impuni, les Romains triomphants,
N’éprouvent pas bientôt…

MITHRIDATE.

N’éprouvent pas bientôt… Non, je vous le défends.
Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse :
Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice.
Mais je sens affaiblir ma force et mes esprits ;
Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils,
Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
Venez, et recevez l’âme de Mithridate.

MONIME.

Il expire.

XIPHARÈS.

Il expire. Ah ! madame, unissons nos douleurs,
Et par tout l’univers cherchons-lui des vengeurs.

FIN DE MITHRIDATE.