Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/239

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Mais il faut des amants excuser l’injustice.
Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?
Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon
Achille préférât une fille sans nom,
Qui de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre,
C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre ?

IPHIGÉNIE.

Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.
Je n’avais pas encor senti tout mon malheur :
Et vous ne comparez votre exil et ma gloire
Que pour mieux relever votre injuste victoire.
Toutefois vos transports sont trop précipités :
Ce même Agamemnon à qui vous insultez,
Il commande à la Grèce, il est mon père, il m’aime,
Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.
Mes larmes par avance avaient su le toucher ;
J’ai surpris ses soupirs qu’il me voulait cacher.
Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse,
J’osais me plaindre à lui de son peu de tendresse !

ACHILLE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
ACHILLE.

Il est donc vrai, madame, et c’est vous que je vois !
Je soupçonnais d’erreur tout le camp à la fois.
Vous en Aulide ! vous ! Eh ! qu’y venez-vous faire ?
D’où vient qu’Agamemnon m’assurait le contraire ?

IPHIGÉNIE.

Seigneur, rassurez-vous : vos vœux seront contents.
Iphigénie encor n’y sera pas longtemps.


Scène VII.

ACHILLE, ÉRIPHILE, DORIS.
ACHILLE.

Elle me fuit ! Veillé-je ! ou n’est-ce point un songe ?
Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge !
Madame, je ne sais si sans vous irriter
Achille devant vous pourra se présenter ;
Mais si d’un ennemi vous souffrez la prière,
Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,
Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas ?
Vous savez…

ÉRIPHILE.

Vous savez… Quoi ! seigneur, ne le savez-vous pas,
Vous qui, depuis un mois brûlant sur ce rivage,
Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ?

ACHILLE.

De ce même rivage absent depuis un mois,
Je le revis hier pour la première fois.

ÉRIPHILE.

Quoi ! lorsque Agamemnon écrivait à Mycène,
Votre amour, votre main n’a pas conduit la sienne ?
Quoi ! vous, qui de sa fille adoriez les attraits…

ACHILLE.

Vous m’en voyez encore épris plus que jamais,
Madame ; et si l’effet eût suivi ma pensée,
Moi-même dans Argos je l’aurais devancée.
Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?
Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.
Que dis-je ? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,
De leur vaine éloquence employant l’artifice,
Combattaient mon amour, et semblaient m’annoncer
Que, si j’en crois ma gloire, il faut y renoncer.
Quelle entreprise ici pourrait être formée ?
Suis-je, sans le savoir, la fable de l’armée ?
Entrons : c’est un secret qu’il leur faut arracher.


Scène VIII.

ÉRIPHILE, DORIS.
ÉRIPHILE.

Dieux qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ?
Orgueilleuse rivale, on t’aime ; et tu murmures !
Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures ?
Ah ! plutôt… Mais, Doris, ou j’aime à me flatter,
Ou sur eux quelque orage est tout près d’éclater.
J’ai des yeux. Leur bonheur n’est pas encor tranquille :
On trompe Iphigénie ; on se cache d’Achille ;
Agamemnon gémit. Ne désespérons point ;
Et si le sort contre elle à ma haine se joint,
Je saurai profiter de cette intelligence
Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.




ACTE TROISIÈME.





Scène première.

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE.
CLYTEMNESTRE.

Oui, seigneur, nous partions ; et mon juste courroux
Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous :
Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte.
Mais lui-même, étonné d’une fuite si prompte,
Par combien de serments, dont je n’ai pu douter,
Vient-il de me convaincre, et de nous arrêter !
Il presse cet hymen qu’on prétend qu’il diffère,
Et vous cherche, brûlant d’amour et de colère :
Près d’imposer silence à ce bruit imposteur,
Achille en veut connaître et confondre l’auteur.
Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie.