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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/246

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Sa coupable moitié, dont il est trop épris.
Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?
Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?
Pourquoi, moi-même enfin me déchirant le flanc,
Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?
Que dis-je ? cet objet de tant de jalousie,
Cette Hélène, qui trouble et l’Europe et l’Asie,
Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?
Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois !
Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre frère,
Thésée avait osé l’enlever à son père :
Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,
Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit :
Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse
Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.
Mais non ; l’amour d’un frère et son honneur blessé
Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé :
Cette soif de régner que rien ne peut éteindre,
L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
Tous les droits de l’empire en vos mains confiés ;
Cruel ! c’est à ces dieux que vous sacrifiez ;
Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,
Vous voulez vous en faire un mérite barbare :
Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,
De votre propre sang vous courez le payer,
Et voulez par ce prix épouvanter l’audace
De quiconque vous peut disputer votre place.
Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison
Cède à la cruauté de cette trahison.
Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d’un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les dieux !
Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,
Je m’en retournerai seule et désespérée !
Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !
Non ; je ne l’aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.
Ni crainte ni respect ne m’en peut détacher :
De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.
Aussi barbare époux qu’impitoyable père,
Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.
Et vous, rentrez, ma fille ; et du moins à mes lois
Obéissez encor pour la dernière fois.


Scène V.

AGAMEMNON.

À de moindres fureurs je n’ai pas dû m’attendre.
Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre.
Heureux si, dans le trouble où flottent mes esprits,
Je n’avais toutefois à craindre que ses cris !
Hélas ! en m’imposant une loi si sévère,
Grands dieux, me deviez-vous laisser un cœur de père !


Scène VI.

AGAMEMNON, ACHILLE.
ACHILLE.

Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi,
Seigneur ; je l’ai jugé trop peu digne de foi.
On dit, et sans horreur je ne puis le redire,
Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire ;
Que vous-même étouffant tout sentiment humain,
Vous l’allez à Calchas livrer de votre main.
On dit que, sous mon nom à l’autel appelée,
Je ne l’y conduisais que pour être immolée ;
Et que d’un faux hymen nous abusant tous deux,
Vous vouliez me charger d’un emploi si honteux.
Qu’en dites-vous, seigneur, que faut-il que j’en pense ?
Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ?

AGAMEMNON.

Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins.
Ma fille ignore encor mes ordres souverains :
Et quand il sera temps qu’elle en soit informée,
Vous apprendrez son sort, j’en instruirai l’armée.

ACHILLE.

Ah ! je sais trop le sort que vous lui réservez.

AGAMEMNON.

Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?

ACHILLE.

Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! le puis-je croire,
Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire !
Vous pensez qu’approuvant vos desseins odieux
Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?
Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ?

AGAMEMNON.

Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante,
Oubliez-vous ici qui vous interrogez ?

ACHILLE.

Oubliez-vous qui j’aime et qui vous outragez ?

AGAMEMNON.

Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?
Ne pourrai-je, sans vous, disposer de ma fille ?
Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ?
Et ne peut-elle…

ACHILLE.

Et ne peut-elle… Non, elle n’est plus à vous :
On ne m’abuse point par des promesses vaines.
Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines,
Vous deviez à mon sort unir tous ses moments ;
Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.
Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ?

AGAMEMNON.

Plaignez-vous donc aux dieux qui me l’ont demandée
Accusez et Calchas et le camp tout entier,