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Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.

ACHILLE.

Moi !

AGAMEMNON.

Moi ! Vous, qui, de l’Asie embrassant la conquête,
Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête ;
Vous qui, vous offensant de mes justes terreurs,
Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.
Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie ;
Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.
Je vous fermais le champ où vous voulez courir :
Vous le voulez, partez ; sa mort va vous l’ouvrir.

ACHILLE.

Juste ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage !
Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?
Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours !
Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?
Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,
Et d’un père éperdu négligeant les avis,
Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
Qu’ai-je à me plaindre ? où sont les pertes que j’ai faites ?
Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ;
Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ;
Vous, que j’ai fait nommer et leur chef et le mien ;
Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,
Avant que vous eussiez assemblé votre armée.
Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?
Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?
Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même
Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?
Seul, d’un honteux affront votre frère blessé
A-t-il droit de venger son amour offensé ?
Votre fille me plut, je prétendis lui plaire ;
Elle est de mes serments seule dépositaire :
Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,
Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée ;
Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée :
Je ne connais Priam, Hélène, ni Pâris ;
Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.

AGAMEMNON.

Fuyez donc : retournez dans votre Thessalie.
Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.
Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis,
Se couvrir des lauriers qui vous furent promis ;
Et par d’heureux exploits forçant la destinée,
Trouveront d’Ilion la fatale journée.
J’entrevois vos mépris, et juge, à vos discours,
Combien j’achèterais vos superbes secours.
De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre :
Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre.
Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,
Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.
Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense :
Je veux moins de valeur, et plus d’obéissance.
Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux
Et je romps tous les nœuds qui m’attachent à vous.

ACHILLE.

Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère :
D’Iphigénie encor je respecte le père.
Peut-être, sans ce nom, le chef de tant de rois
M’aurait osé braver pour la dernière fois.
Je ne dis plus qu’un mot ; c’est à vous de m’entendre
J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre :
Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,
Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.


Scène VII.

AGAMEMNON.

Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.
Ma fille toute seule était plus redoutable.
Ton insolent amour, qui croit m’épouvanter,
Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.
Ne délibérons plus. Bravons sa violence :
Ma gloire intéressée emporte la balance.
Achille menaçant détermine mon cœur :
Ma pitié semblerait un effet de ma peur.
Holà ! gardes, à moi !


Scène VIII.

AGAMEMNON, EURYBATE, gardes.
EURYBATE.

Holà ! gardes, à moi ! Seigneur.

AGAMEMNON.

Holà ! gardes, à moi ! Seigneur. Que vais-je faire ?
Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?
Cruel ! à quel combat faut-il te préparer !
Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?
Une mère m’attend ; une mère intrépide,
Qui défendra son sang contre un père homicide :
Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,
Respecter dans ses bras la fille de leur roi.
Achille nous menace, Achille nous méprise !
Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise.
Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper,
Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?
Que dis-je ? Que prétend mon sacrilége zèle ?
Quels vœux en l’immolant formerai-je sur elle ?
Quelques prix glorieux qui me soient proposés,
Quels lauriers me plairont, de son sang arrosés ?