Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/281

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Pour écarter de lui ces images funèbres,
Il s’est fait apporter ces annales célèbres[1]
Où les faits de son règne, avec soin amassés,
Par de fidèles mains chaque jour sont tracés ;
On y conserve écrits le service et l’offense,
Monuments éternels d’amour et de vengeance.
Le roi, que j’ai laissé plus calme dans son lit,
D’une oreille attentive écoute ce récit.

AMAN.

De quel temps de sa vie a-t-il choisi l’histoire ?

HYDASPE.

Il revoit tous ces temps si remplis de sa gloire,
Depuis le fameux jour qu’au trône de Cyrus
Le choix du sort plaça l’heureux Assuérus[2].

AMAN.

Ce songe, Hydaspe, est donc sorti de son idée ?

HYDASPE.

Entre tous les devins fameux dans la Chaldée,
Il a fait assembler ceux qui savent le mieux
Lire en un songe obscur les volontés des cieux…
Mais quel trouble vous-même aujourd’hui vous agite ?
Votre âme, en m’écoutant, paraît tout interdite :
L’heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis ?

AMAN.

Peux-tu le demander dans la place où je suis ?
Haï, craint, envié, souvent plus misérable
Que tous les malheureux que mon pouvoir accable !

HYDASPE.

Eh ! qui jamais du ciel eut des regards plus doux ?
Vous voyez l’univers prosterné devant vous.

AMAN.

L’univers ! Tous les jours un homme… un vil esclave,
D’un front audacieux me dédaigne et me brave.

HYDASPE.

Quel est cet ennemi de l’État et du roi ?

AMAN.

Le nom de Mardochée est-il connu de toi ?

HYDASPE.

Qui ? ce chef d’une race abominable, impie ?

AMAN.

Oui, lui-même.

HYDASPE.

Oui, lui-même. Eh, seigneur ! d’une si belle vie
Un si faible ennemi peut-il troubler la paix ?

AMAN.

L’insolent devant moi ne se courba jamais.
En vain de la faveur du plus grand des monarques
Tout révère à genoux les glorieuses marques ;
Lorsque d’un respect saint tous les Persans touchés
N’osent lever leurs fronts à la terre attachés,
Lui, fièrement assis, et la tête immobile,
Traite tous ces honneurs d’impiété servile,
Présente à mes regards un front séditieux,
Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux !
Du palais cependant il assiége la porte :
À quelque heure que j’entre, Hydaspe, ou que je sorte,
Son visage odieux m’afflige et me poursuit ;
Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.
Ce matin j’ai voulu devancer la lumière :
Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière,
Revêtu de lambeaux, tout pâle ; mais son œil
Conservait sous la cendre encor le même orgueil.
D’où lui vient, cher ami, cette impudente audace ?
Toi qui dans ce palais vois tout ce qui se passe,
Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui ?
Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui ?

HYDASPE.

Seigneur, vous le savez, son avis salutaire
Découvrit de Tharès le complot sanguinaire.
Le roi promit alors de le récompenser :
Le roi, depuis ce temps, paraît n’y plus penser.

AMAN.

Non, il faut à tes yeux dépouiller l’artifice.
J’ai su de mon destin corriger l’injustice :
Dans les mains des Persans jeune enfant apporté,
Je gouverne l’empire où je fus acheté ;
Mes richesses des rois égalent l’opulence ;
Environné d’enfants soutiens de ma puissance,
Il ne manque à mon front que le bandeau royal.
Cependant (des mortels aveuglement fatal !)
De cet amas d’honneurs la douceur passagère
Fait sur mon cœur à peine une atteinte légère ;
Mais Mardochée, assis aux portes du palais,
Dans ce cœur malheureux enfonce mille traits ;
Et toute ma grandeur me devient insipide,
Tandis que le soleil éclaire ce perfide.

HYDASPE.

Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours :
La nation entière est promise aux vautours.

AMAN.

Ah ! que ce temps est long à mon impatience !
C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance,
C’est lui qui, devant moi refusant de ployer,
Les a livrés au bras qui les va foudroyer.
C’était trop peu pour moi d’une telle victime :
La vengeance trop faible attire un second crime.
Un homme tel qu’Aman, lorsqu’on l’ose irriter,
Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.

  1. Cet usage des rois de Perse, qui prenaient soin de conserver la mémoire de ce qui se passait de plus mémorable sous leur règne, est attesté par Hérodote, liv. VIII, et par Thucydide, liv. I. (G.)
  2. On a déjà vu, dans la préface d’Esther, que Racine avait adopté l’opinion de dom Calmet et de quelques autres savants interprètes, qui pensent qu’Assuérus est le même que Darius, fils d’Hystaspe. Si l’on en croit Hérodote (liv. III), la ruse, plus que le sort, contribua à placer ce prince sur le trône de Perse. (G.)