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Scène IV.

ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, le chœur.
ASSUÉRUS, à Esther.

Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes :
Une noble pudeur à tout ce que vous faites
Donne un prix que n’ont point ni la pourpre ni l’or.
Quel climat renfermait un si rare trésor ?
Dans quel sein vertueux avez-vous pris naissance,
Et quelle main si sage éleva votre enfance ?
Mais dites promptement ce que vous demandez :
Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés ;
Dussiez-vous, je l’ai dit, et veux bien le redire,
Demander la moitié de ce puissant empire.

ESTHER.

Je ne m’égare point dans ces vastes désirs.
Mais puisqu’il faut enfin expliquer mes soupirs,
Puisque mon roi lui-même à parler me convie,

(elle se jette aux pieds du roi.)
J’ose vous implorer, et pour ma propre vie,

Et pour les tristes jours d’un peuple infortuné
Qu’à périr avec moi vous avez condamné.

ASSUÉRUS, la relevant.

À périr ! vous ! Quel peuple ? Et quel est ce mystère ?

AMAN, tout bas.

Je tremble.

ESTHER.

Je tremble. Esther, seigneur, eut un Juif pour son père :
De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.

AMAN, à part.

Ah dieux !

ASSUÉRUS.

Ah dieux ! Ah ! de quel coup me percez-vous le cœur !
Vous la fille d’un Juif ! Eh quoi ! tout ce que j’aime,
Cette Esther, l’innocence et la sagesse même,
Que je croyais du ciel les plus chères amours,
Dans cette source impure aurait puisé ses jours !
Malheureux !

ESTHER.

Malheureux ! Vous pourrez rejeter ma prière :
Mais je demande au moins que, pour grâce dernière,
Jusqu’à la fin, seigneur, vous m’entendiez parler,
Et que surtout Aman n’ose point me troubler.

ASSUÉRUS.

Parlez.

ESTHER.

Parlez. Ô Dieu, confonds l’audace et l’imposture !
Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,
Que vous croyez, seigneur, le rebut des humains,
D’une riche contrée autrefois souverains,
Pendant qu’ils n’adoraient que le Dieu de leurs pères,
Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.
Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,
N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux :
L’Éternel est son nom ; le monde est son ouvrage ;
Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,
Juge tous les mortels avec d’égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois :
Des plus fermes États la chute épouvantable,
Quand il veut, n’est qu’un jeu de sa main redoutable.
Les Juifs à d’autres dieux osèrent s’adresser :
Roi, peuples, en un jour tout se vit disperser :
Sous les Assyriens leur triste servitude
Devint le juste prix de leur ingratitude.
Mais, pour punir enfin nos maîtres à leur tour,
Dieu fit choix de Cyrus avant qu’il vît le jour,
L’appela par son nom, le promit à la terre,
Le fit naître, et soudain l’arma de son tonnerre,
Brisa les fiers remparts et les portes d’airain,
Mit des superbes rois la dépouille en sa main,
De son temple détruit vengea sur eux l’injure :
Babylone paya nos pleurs avec usure.
Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits,
Regarda notre peuple avec des yeux de paix,
Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines ;
Et le temple déjà sortait de ses ruines.
Mais, de ce roi si sage héritier insensé,
Son fils interrompit l’ouvrage commencé[1],
Fut sourd à nos douleurs : Dieu rejeta sa race,
Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place.
Que n’espérions-nous point d’un roi si généreux !
Dieu regarde en pitié son peuple malheureux,
Disions-nous : un roi règne, ami de l’innocence.
Partout du nouveau prince on vantait la clémence :
Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris.
Ciel ! verra-t-on toujours par de cruels esprits
Des princes les plus doux l’oreille environnée,
Et du bonheur public la source empoisonnée ?
Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté
Est venu dans ces lieux souffler la cruauté ;
Un ministre ennemi de votre propre gloire…

AMAN.

De votre gloire ! Moi ? Ciel ! le pourriez-vous croire ?
Moi qui n’ai d’autre objet ni d’autre dieu…

ASSUÉRUS.

Moi qui n’ai d’autre objet ni d’autre dieu… Tais-toi.
Oses-tu donc parler sans l’ordre de ton roi ?

ESTHER.

Notre ennemi cruel devant vous se déclare :
C’est lui, c’est ce ministre infidèle et barbare
Qui, d’un zèle trompeur à vos yeux revêtu,
Contre notre innocence arma votre vertu.
Et quel autre, grand Dieu ! qu’un Scythe impitoyable
Aurait de tant d’horreurs dicté l’ordre effroyable !

  1. Cambyse.