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Qu’attire de ce jour la pompe solennelle.


Scène II.

JOAD, JOSABETH.
JOAD.

Les temps sont accomplis, princesse : il faut parler,
Et votre heureux larcin ne se peut plus celer.
Des ennemis de Dieu la coupable insolence
Abusant contre lui de ce profond silence,
Accuse trop longtemps ses promesses d’erreur.
Que dis-je ? le succès animant leur fureur,
Jusque sur notre autel votre injuste marâtre[1]
Veut offrir à Baal un encens idolâtre.
Montrons ce jeune roi que vos mains ont sauvé,
Sous l’aile du Seigneur dans le temple élevé.
De nos princes hébreux il aura le courage,
Et déjà son esprit a devancé son âge.
Avant que son destin s’explique par ma voix,
Je vais l’offrir au Dieu par qui règnent les rois :
Aussitôt assemblant nos lévites, nos prêtres,
Je leur déclarerai l’héritier de leurs maîtres.

JOSABETH.

Sait-il déjà son nom et son noble destin ?

JOAD.

Il ne répond encor qu’au nom d’Éliacin,
Et se croit quelque enfant rejeté par sa mère,
À qui j’ai par pitié daigné servir de père.

JOSABETH.

Hélas ! de quel péril je l’avais su tirer !
Dans quel péril encor il est près de rentrer !

JOAD.

Quoi ! déjà votre foi s’affaiblit et s’étonne ?

JOSABETH.

À vos sages conseils, seigneur, je m’abandonne.
Du jour que j’arrachai cet enfant à la mort,
Je remis en vos mains tout le soin de son sort ;
Même, de mon amour craignant la violence,
Autant que je le puis j’évite sa présence,
De peur qu’en le voyant quelque trouble indiscret
Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret.
Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières,
Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières.
Cependant aujourd’hui puis-je vous demander
Quels amis vous avez prêts à vous seconder ?
Abner, le brave Abner, viendra-t-il nous défendre ?
A-t-il près de son roi fait serment de se rendre ?

JOAD.

Abner, quoiqu’on se pût assurer sur sa foi,
Ne sait pas même encor si nous avons un roi.

JOSABETH.

Mais à qui de Joas confiez-vous la garde ?
Est-ce Obed, est-ce Amnon que cet honneur regarde ?
De mon père sur eux les bienfaits répandus…

JOAD.

À l’injuste Athalie ils se sont tous vendus.

JOSABETH.

Qui donc opposez-vous contre ses satellites ?

JOAD.

Ne vous l’ai-je pas dit ? Nos prêtres, nos lévites.

JOSABETH.

Je sais que, près de vous en secret assemblé,
Par vos soins prévoyants leur nombre est redoublé ;
Que pleins d’amour pour vous, d’horreur pour Athalie,
Un serment solennel par avance les lie
À ce fils de David qu’on leur doit révéler.
Mais, quelque noble ardeur dont ils puissent brûler,
Peuvent-ils de leur roi venger seuls la querelle ?
Pour un si grand ouvrage est-ce assez de leur zèle ?
Doutez-vous qu’Athalie, au premier bruit semé
Qu’un fils d’Ochozias est ici renfermé,
De ses fiers étrangers assemblant les cohortes,
N’environne le temple, et n’en brise les portes ?
Suffira-t-il contre eux de vos ministres saints,
Qui, levant au Seigneur leurs innocentes mains,
Ne savent que gémir et prier pour nos crimes,
Et n’ont jamais versé que le sang des victimes ?
Peut-être dans leurs bras Joas percé de coups…

JOAD.

Et comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour nous ;
Dieu, qui de l’orphelin protége l’innocence,
Et fait dans la faiblesse éclater sa puissance ;
Dieu, qui hait les tyrans, et qui dans Jezraël
Jura d’exterminer Achab et Jézabel ;
Dieu, qui frappant Joram, le mari de leur fille,
A jusque sur son fils poursuivi leur famille ;
Dieu, dont le bras vengeur, pour un temps suspendu,
Sur cette race impie est toujours étendu ?

JOSABETH.

Et c’est sur tous ces rois sa justice sévère
Que je crains pour le fils de mon malheureux frère.
Qui sait si cet enfant, par leur crime entraîné,
Avec eux en naissant ne fut pas condamné ?
Si Dieu, le séparant d’une odieuse race,
En faveur de David voudra lui faire grâce ?
Hélas ! l’état horrible où le ciel me l’offrit
Revient à tout moment effrayer mon esprit.
De princes égorgés la chambre était remplie ;
Un poignard à la main l’implacable Athalie
Au carnage animait ses barbares soldats,
Et poursuivait le cours de ses assassinats.
Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue :
Je me figure encor sa nourrice éperdue,
Qui devant les bourreaux s’était jetée en vain,
Et, faible, le tenait renversé sur son sein.
Je le pris tout sanglant. En baignant son visage

  1. Athalie était la belle-mère de Josabeth, fille de Joram. (G.)