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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/58

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ÉTÉOCLE.

Madame, il était temps que j’en usasse ainsi,
Et je perdais ma gloire à demeurer ici.
Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre,
De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,
Me reprochant déjà qu’il m’avait couronné,
Et que j’occupais mal le rang qu’il m’a donné.
Il le faut satisfaire ; et quoi qu’il en arrive,
Thèbes dès aujourd’hui ne sera plus captive :
Je veux, en n’y laissant aucun de mes soldats,
Qu’elle soit seulement juge de nos combats.
J’ai des forces assez pour tenir la campagne,
Et si quelque bonheur nos armes accompagne,
L’insolent Polynice et ses fiers alliés
Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds.

JOCASTE.

Vous pourriez d’un tel sang, ô ciel ! souiller vos armes ?
La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes ?
Si par un parricide il la fallait gagner,
Ah ! mon fils, à ce prix voudriez-vous régner ?
Mais il ne tient qu’à vous, si l’honneur vous anime,
De nous donner la paix sans le secours d’un crime,
Et de votre courroux triomphant aujourd’hui,
Contenter votre frère, et régner avec lui.

ÉTÉOCLE.

Appelez-vous régner partager ma couronne,
Et céder lâchement ce que mon droit me donne ?

JOCASTE.

Vous le savez, mon fils, la justice et le sang
Lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut rang :
Œdipe, en achevant sa triste destinée,
Ordonna que chacun régnerait son année ;
Et n’ayant qu’un État à mettre sous vos lois,
Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois.
À ces conditions vous daignâtes souscrire.
Le sort vous appela le premier à l’empire,
Vous montâtes au trône ; il n’en fut point jaloux :
Et vous ne voulez pas qu’il y monte après vous !

ÉTÉOCLE.

Non, madame, à l’empire il ne doit plus prétendre :
Thèbes à cet arrêt n’a point voulu se rendre ;
Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer,
C’est elle, et non pas moi, qui l’en a su chasser.
Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,
Après avoir six mois senti sa violence ?
Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain,
Qui vient d’armer contre elle et le fer et la faim ?
Prendrait-elle pour roi l’esclave de Mycène,
Qui pour tous les Thébains n’a plus que de la haine,
Qui s’est au roi d’Argos indignement soumis,
Et que l’hymen attache à nos fiers ennemis ?
Lorsque le roi d’Argos l’a choisi pour son gendre,
Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre.
L’amour eut peu de part à cet hymen honteux,
Et la seule fureur en alluma les feux.
Thèbes m’a couronné pour éviter ses chaînes,
Elle s’attend par moi de voir finir ses peines :
Il la faut accuser si je manque de foi ;
Et je suis son captif, je ne suis pas son roi.

JOCASTE.

Dites, dites plutôt, cœur ingrat et farouche,
Qu’auprès du diadème il n’est rien qui vous touche.
Mais je me trompe encor : ce rang ne vous plaît pas
Et le crime tout seul a pour vous des appas.
Eh bien ! puisqu’à ce point vous en êtes avide,
Je vous offre à commettre un double parricide :
Versez le sang d’un frère ; et si c’est peu du sien,
Je vous invite encore à répandre le mien.
Vous n’aurez plus alors d’ennemis à soumettre,
D’obstacle à surmonter, ni de crime à commettre
Et n’ayant plus au trône un fâcheux concurrent,
De tous les criminels vous serez le plus grand.

ÉTÉOCLE.

Eh bien, madame, eh bien ! il faut vous satisfaire :
Il faut sortir du trône et couronner mon frère ;
Il faut, pour seconder votre injuste projet,
De son roi que j’étais, devenir son sujet ;
Et pour vous élever au comble de la joie,
Il faut à sa fureur que je me livre en proie ;
Il faut par mon trépas…

JOCASTE.

Il faut par mon trépas… Ah ciel ! quelle rigueur !
Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur !
Je ne demande pas que vous quittiez l’empire :
Régnez toujours, mon fils, c’est ce que je désire.
Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,
Si pour moi votre cœur garde quelque amitié,
Et si vous prenez soin de votre gloire même,
Associez un frère à cet honneur suprême :
Ce n’est qu’un vain éclat qu’il recevra de vous ;
Votre règne en sera plus puissant et plus doux.
Les peuples admirant cette vertu sublime,
Voudront toujours pour prince un roi si magnanime ;
Et cet illustre effort, loin d’affaiblir vos droits,
Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois ;
Ou, s’il faut que mes vœux vous trouvent inflexible,
Si la paix à ce prix vous paraît impossible,
Et si le diadème a pour vous tant d’attraits,
Au moins consolez-moi de quelque heure de paix.
Accordez cette grâce aux larmes d’une mère.
Et cependant, mon fils, j’irai voir votre frère :
La pitié dans son âme aura peut-être lieu,
Ou du moins pour jamais j’irai lui dire adieu.
Dès ce même moment permettez que je sorte :
J’irai jusqu’à sa tente, et j’irai sans escorte ;
Par mes justes soupirs j’espère l’émouvoir.

ÉTÉOCLE.

Madame, sans sortir vous le pouvez revoir ;