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Est-ce la guerre, Olympe ?

OLYMPE.

Est-ce la guerre, Olympe ? Ah ! c’est encore pis !

HÉMON.

Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce ?

OLYMPE.

Prince, pour en juger, écoutez leur réponse :

« Thébains, pour n’avoir plus de guerres
« Il faut, par un ordre fatal,
« Que le dernier du sang royal

« Par son trépas ensanglante vos terres. »

ANTIGONE.

Ô dieux, que vous a fait ce sang infortuné ?
Et pourquoi tout entier l’avez-vous condamné ?
N’êtes-vous pas contents de la mort de mon père ?
Tout notre sang doit-il sentir votre colère ?

HÉMON.

Madame, cet arrêt ne vous regarde pas ;
Votre vertu vous met à couvert du trépas :
Les dieux savent trop bien connaître l’innocence.

ANTIGONE.

Eh ! ce n’est pas pour moi que je crains leur vengeance.
Mon innocence, Hémon, serait un faible appui ;
Fille d’Œdipe, il faut que je meure pour lui.
Je l’attends, cette mort, et je l’attends sans plainte ;
Et s’il faut avouer le sujet de ma crainte,
C’est pour vous que je crains ; oui, cher Hémon, pour vous.
De ce sang malheureux vous sortez comme nous ;
Et je ne vois que trop que le courroux céleste
Vous rendra, comme à nous, cet honneur bien funeste,
Et fera regretter aux princes des Thébains
De n’être pas sortis du dernier des humains.

HÉMON.

Peut-on se repentir d’un si grand avantage ?
Un si noble trépas flatte trop mon courage ;
Et du sang de ses rois il est beau d’être issu,
Dût-on rendre ce sang sitôt qu’on l’a reçu.

ANTIGONE.

Eh quoi ! si parmi nous on a fait quelque offense,
Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance ?
Et n’est-ce pas assez du père et des enfants,
Sans qu’il aille plus loin chercher des innocents ?
C’est à nous à payer pour les crimes des nôtres
Punissez-nous, grands dieux ; mais épargnez les autres.
Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd’hui ;
Et je vous perds peut-être encore plus que lui.
Le ciel punit sur vous et sur votre famille
Et les crimes du père et l’amour de la fille ;
Et ce funeste amour vous nuit encore plus
Que les crimes d’Œdipe et le sang de Laïus.

HÉMON.

Quoi ! mon amour, madame ? Et qu’a-t-il de funeste ?
Est-ce un crime qu’aimer une beauté céleste ?
Et puisque sans colère il est reçu de vous,
En quoi peut-il du ciel mériter le courroux ?
Vous seule en mes soupirs êtes intéressée,
C’est à vous à juger s’ils vous ont offensée :
Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants :
Ils seront criminels, ou seront innocents.
Que le ciel à son gré de ma perte dispose,
J’en chérirai toujours et l’une et l’autre cause,
Glorieux de mourir pour le sang de mes rois,
Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.
Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage ?
Pourrais-je me résoudre à vivre davantage ?
En vain les dieux voudraient différer mon trépas,
Mon désespoir ferait ce qu’ils ne feraient pas.
Mais peut-être, après tout, notre frayeur est vaine ;
Attendons… Mais voici Polynice et la reine.


Scène 3

JOCASTE, POLYNICE, ANTIGONE, HÉMON.
POLYNICE.

Madame, au nom des dieux, cessez de m’arrêter :
Je vois bien que la paix ne peut s’exécuter.
J’espérais que du ciel la justice infinie
Voudrait se déclarer contre la tyrannie,
Et que lassé de voir répandre tant de sang,
Il rendrait à chacun son légitime rang ;
Mais puisque ouvertement il tient pour l’injustice,
Et que des criminels il se rend le complice,
Dois-je encore espérer qu’un peuple révolté,
Quand le ciel est injuste, écoute l’équité ?
Dois-je prendre pour juge une troupe insolente,
D’un fier usurpateur ministre violente,
Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt,
Et qu’il anime encor, tout éloigné qu’il est ?
La raison n’agit point sur une populace.
De ce peuple déjà j’ai ressenti l’audace ;
Et loin de me reprendre après m’avoir chassé,
Il croit voir un tyran dans un prince offensé.
Comme sur lui l’honneur n’eut jamais de puissance,
Il croit que tout le monde aspire à la vengeance :
De ses inimitiés rien n’arrête le cours ;
Quand il hait une fois, il veut haïr toujours.

JOCASTE.

Mais s’il est vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne,
Et que tous les Thébains redoutent votre règne,
Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner
Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner ?

POLYNICE.

Est-ce au peuple, madame, à se choisir un maître ?
Sitôt qu’il hait un roi, doit-on cesser de l’être ?
Sa haine ou son amour, sont-ce les premiers droits
Qui font monter au trône ou descendre les rois ?
Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse,