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ANDROMAQUE

Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
1635Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi[1] ?
Hé bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes[2] ?
À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
1640Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.

PYLADE.

1645Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse :
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendroient impuissants
S’il reprenoit ici sa rage avec ses sens.


fin du cinquième et dernier acte.
  1. Geoffroy prétend que Talma disait ce vers d’un ton trop familier : « Il a l’air de faire observer tranquillement à Pylade une curiosité, tandis qu’il doit avoir l’accent de l’horreur. Je relève ce défaut par la raison qu’il a été très-applaudi. » (Cours de littérature, tome VI, p. 225.) Mais est-il vraisemblable que Geoffroy se soit bien rendu compte de l’effet produit par l’acteur ?
  2. Ce passage est une imitation des fureurs d’Oreste dans Euripide (Oreste, vers 245 et suivants). Boileau, au chapitre xiii du Traité du Sublime, a traduit quelques-uns de ces vers d’Oreste :

    Mère cruelle, arrête, éloigne de mes yeux
    Ces filles de l’enfer, ces spectres odieux.
    Ils viennent : je les vois ; mon supplice s’apprête.
    Quels horribles serpents leur sifflent sur la tête !


    Mais dans cette traduction fort libre, Racine plus qu’Euripide a été son modèle. Le Traité du Sublime ne fut publié par Boileau qu’en 1674, sept ans après Andromaque. — Dans le chapitre déjà cité de l’Allemagne, Mme de Staël, pensant au jeu admirable de Talma dans cette scène, dit : « Les grands acteurs se sont presque tous essayés dans les fureurs d’Oreste ; mais c’est là surtout que la noblesse des gestes et des traits ajoute singulièrement à l’effet du désespoir. La puissance de la douleur est d’autant plus terrible qu’elle se montre à travers le calme même et la dignité d’une belle nature. »