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LES FRERES ENNEMIS.

Lors qu’avec un renfort de plus de ſix mille hommes,
La Fortune promet toute choſe aux Thebains,
Le Roy ſe laiſſe oſter la Victoire des mains ?

IOCASTE.

La Victoire, Creon, n’eſt pas toûjours ſi belle.
La honte & les remords vont ſouvent apres elle,
Quand deux Freres armez vont s’égorger entr’eux,
Ne les pas ſeparer, c’eſt les perdre tous deux.
Peut-on faire au Vainqueur une injure plus noire,
Que luy laiſſer gagner une telle Victoire ?

CREON.

Leur courroux eſt trop grand....

IOCASTE.

Leur courroux eſt trop grand.... Il peut eſtre adouci.

CREON.

Tous deux veulent regner.

IOCASTE.

Tous deux veulent regner. Ils regneront auſſi.

CREON.

On ne partage point la grandeur ſouveraine ;
Et ce n’eſt pas un bien qu’on quitte & qu’on reprenne.

IOCASTE.

L’intereſt de l’Eſtat leur ſervira de Loy.

CREON.

L’intereſt de l’Eſtat eſt de n’avoir qu’un Roy,
Qui d’un ordre conſtant gouvernant ſes provinces,
Accouſtume à ſes Loix & le Peuple & les Princes.
Ce regne interrompu de deux Rois differens,
En luy donnant deux Rois luy donne deux tyrans.
Vous les verriez toûjours l’un à l’autre contraire,
Détruire aveuglement ce qu’auroit fait un Frere,
L’un ſur l’autre toûjours former quelque attentat,
Et changer tous les ans la face de l’Eſtat.
Ce terme limité que l’on veut leur preſcrire,
Accroiſt leur violence en bornant leur Empire.