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LES FRERES ENNEMIS.

Et du mal qu’ils ont fait ont-ils quelque pitié ?
Durant le triſte cours d’une abſence cruelle,
Avez-vous ſouhaitté que je fuſſe fidelle ?
Songiez-vous que la mort menaçoit loin de vous
Un Amant qui ne doit mourir qu’à vos genoux ?
Ah ! d’un ſi bel Objet quand une ame eſt bleſſée ;
Quand un cœur juſqu’à vous éleve ſa penſée,
Qu’il eſt doux d’adorer tant de divins appas !
Mais auſſi que l’on ſouffre en ne les voyant pas !
Un moment loin de vous me duroit une année ;
J’aurois finy cent fois ma triſte deſtinée,
Si je n’euſſe ſongé juſques à mon retour,
Que mon éloignement vous prouvoit mon amour ;
Et que le ſouvenir de mon obeïſſance,
Pourroit en ma faveur parler en mon abſence,
Et que penſant à moy, vous penſeriez auſſi
Qu’il faut aimer beaucoup pour obeïr ainſi.

ANTIGONE.

Oüy je l’avois bien crû, qu’une ame ſi fidelle,
Trouveroit dans l’abſence une peine cruelle.
Et ſi mes ſentimens ſe doivent découvrir,
Je ſouhaittois, Hemon, qu’elle vous fiſt ſouffrir,
Et qu’eſtant loin de moi, quelque ombre d’amertume,
Vous fiſt trouver les jours plus longs que de coûtume.
Mais ne vous plaignez pas, mõ cœur chargé d’ennuy,
Ne vous ſouhaitoit rien qu’il n’éprouvait en luy.
Sur tout depuis le temps que dure cette guerre,
Et que de gens armez vous couvrez cette terre,
O Dieux ! à quels tourmens mon cœur s’eſt vû ſoumis,
Voyant des deux coſtez ſes plus tendres amis !
Mille objets de douleur déchiroient mes entrailles,
J’en voyois & dehors & dedans nos murailles,
Chaque aſſaut à mon cœur livroit mille combats,
Et mille fois le jour je ſouffrois le trépas,