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LES FRERES ENNEMIS.

Conſiderez ces lieux oû vous priſtes naiſſance.
Leur aſpect ſur vos cœurs n’at’il point de puiſſance ?
C’eſt icy que tous deux vous receuſtes le jour,
Tout ne vous parle icy que de Paix & d’amour.
Ces Princes, voſtre Sœur, tout condamne vos haines,
Enfin moy qui pour vous pris toûjours tant de peines,
Qui pour vous reünir immolerois… Helas,
Ils détournent la teſte, & ne m’écoutent pas.
Tous deux pour s’attendrir ils ont l’ame trop dure,
Ils ne connoiſſent plus la voix de la Nature,
à Polinice.
Et vous que je croyois plus doux & plus ſoûmis…

POLINICE.

Je ne veux rien de luy que ce qu’il m’a promis.
Il ne ſçauroit regner ſans ſe rendre parjure.

IOCASTE.

Une extrême juſtice eſt ſouvent une injure.
Le Throſne vous eſt dû, je n’en ſçaurois douter,
Mais vous le renverſez en voulant y monter.
Ne vous laſſez-vous point de cette affreuſe guerre ?
Voulez-vous ſans pitié deſoler cette terre,
Détruire cét Empire afin de le gagner ?
Eſt-ce donc ſur des morts que vous voulez regner ?
Thebes avec raiſon craint le regne d’un Prince,
Qui de fleuves de ſang inonde ſa Province,
Voudroit-elle obeïr à voſtre injuſte Loy ?
Vous eſtes ſon tyran avant qu’eſtre ſon Roy,
Dieux ! ſi devenant Grand ſouvent on devient pire,
Si la vertu ſe perd quand on gagne l’Empire,
Lors que vous regnerez que ſerez-vous helas !
Si vous eſtes cruel quand vous ne regnez pas ?

POLINICE.

Ah ! ſi je ſuis cruel on me force de l’eſtre,
Et de mes actions je ne ſuis pas le Maiſtre :
J’ay honte des horreurs où je me voy contraint.