Mais à qui prétend-on que je le sacrifie ?
La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie ?
Et seul de tous les Grecs ne m’est-il pas permis
D’ordonner d’un captif que le sort m’a soumis[1] ?
Oui, Seigneur, lorsqu’au pied des murs fumants de Troie[2]
Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie.
Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,
Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.
Hécube près d’Ulysse acheva sa misère[3] ;
Cassandre dans Argos a suivi votre père :
Sur eux, sur leurs captifs ai-je étendu mes droits ?
Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?
On craint qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse[4] ;
Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse.
Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin :
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Je songe quelle étoit autrefois cette ville.
Si superbe en remparts, en héros si fertile,
Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin
- ↑ Ce sentiment de barbare a pu être inspiré à Racine par la dispute d’Achille et d’Agamemnon au 1er livre de l’Iliade (cf. v. 111 et 161-162).
- ↑ Allusion aux Troyennes d’Euripide (vers 239 et suiv.), où le partage est raconté.
- ↑ Misère, malheur : emploi courant alors. Mais acheva sa misère est un tour concis pour acheva sa vie misérable.
- ↑ Il se fait ici un mélange de Sénèque et d’Euripide :
… Magna res Danaos movet,
Futurus Hector : libera nos hoc metu (Troas, 549-550).
« Une grande cause émeut les Grecs, Hector peut revivre : affranchis-nous de cette crainte. »
Τί τόνδ’, Ἀχαιοὶ, παῖδα δείσαντες, φόνον
ϰαινὸν διειργάσασθε ; μὴ Τροέαν ποτὲ
πεσοῦσαν ὀρθώσειεν…… (Troyennes, 1156-8).
« Quelle raison avez-vous, Grecs, de craindre cet enfant et d’exécuter ce meurtre ? Craignez-vous qu’il ne relève Troie aujourd’hui renversée ? »