Page:Racine - Théâtre choisi, 1904, éd. Lanson.djvu/58

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Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger[1].
Ah ! si du fils d’Hector la perte étoit jurée,
Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?
Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?
Sous tant de morts, sous Troie il falloit l’accabler.
Tout étoit juste alors : la vieillesse et l’enfance
En vain sur leur foiblesse appuyoient leur défense[2] ;
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitoient au meurtre, et confondoient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère[3].
Mais que ma cruauté survive à ma colère ?
Que malgré la pitié dont je me sens saisir,
Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir[4] ? [proie ;
Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre

  1. Sénèque : An has minas urbis in cinerem datas
                        Hic excitabif ? Hæ manus Trojam érigent ?
                        Nullas habet spes Troja, si taies habet.
                        Non sic jacemus Troes, ut cuiquam metus
                        Possimus esse. (738-741.)

    « Est-ce lui qui relèvera la ville aujourd’hui ruinée, incendiée ? Sont-ce là les mains qui rebâtiront Troie ? Troie peut désespérer si elle n’a plus d’autre espoir. Notre chute est telle, que nous ne devons plus faire peur à personne. »

  2. Appuyaient leur défense : se défendaient par, fondaient leur défense
    sur. Cet emploi du verbe appuyer est ordinaire chez Racine, et de
    la langue courante du temps.
  3. Sévère : impitoyable.
  4. Agamemnon dit dans Sénèque à Pyrrhus réclamant la mort de Polyxène :
                        … Regi frenis nequit
                        Et ira, et ardens hostis, et Victoria
                        Commissa nocti… (277-79).

    « Il est impossible de régler la colère, l’ennemi furieux, la victoire nocturne. »