Page:Racine - Théâtre choisi, 1904, éd. Lanson.djvu/88

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Quand nos États vengés jouiront de mes soins,
L’ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins ?
Et que me servira que la Grèce m’admire,
Tandis que je serai la fable de l’Épire ?
Que veux-tu ? Mais, s’il faut ne te rien déguiser,
Mon innocence enfin commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l’innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
Je ne vois que malheurs qui condamnent les Dieux[1].
Méritons leur courroux, justifions leur haine,
Et que le fruit du crime en précède la peine.
Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi
Détourner un courroux qui ne cherche que moi ?
Assez et trop longtemps mon amitié t’accable :
Évite un malheureux, abandonne un coupable.
Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit.
Laisse-moi des périls dont j’attends tout le fruit.
Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m’abandonne[2].
Va-t’en.

PYLADE.

Va-t’en. Allons, Seigneur, enlevons Ilermione.
Au travers des périls un grand cœur se fait jour.
Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?

  1. Il y a ici comme un ressouvenir des vers fameux de Claudien par lesquels s’ouvre l’invective contre Rufin. Le vers 774 traduit :
    lætosque diu florere nocentes
    Vexarique pios

    « Les coupables dans l’éclat d’une prospérité prolongée, les bons persécutés. »

    Le vers 776, condamnent les Dieux, est un renversement de l’expression : Alsolvitque deos (absout les dieux).

  2. Souvenir d’Euripide, Oreste, 1068-1078. Oreste engage Pylade à le quitter, à ne pas mourir avec lui.