comme l’auteur nous expose le résultat de vingt, trente années d’observations journalières sur le même milieu, son analyse gagne en profondeur ce qu’elle perd en étendue. Et par dessus tout, les pages de ses livres ne donnent jamais l’impression d’une série de fiches soigneusement révisées et ordonnées. Il n’y a rien de tendu, rien de forcé dans son étude ; jamais la préoccupation de faire saillir le trait dominant de tel ou tel type ne vient fausser l’importance relative des événements. Situations et personnages, tout est à sa place ; ni les uns ni les autres ne sont disproportionnés ou dénaturés. De là cette attraction qu’exercent et qu’exerceront toujours Orgueil et Préventions, Mansfield Park, Emma sur ceux mêmes qui connaissent le plus intimement la société qui y est dépeinte.
Mais si ce naturel parfait doit conserver longtemps aux livres de Jane Austen une clientèle raffinée, il ne leur attirera probablement jamais les sympathies populaires. Cette accumulation de petites scènes de la vie bourgeoise ordinaire ne va pas sans quelque monotonie ; et beaucoup de gens préfèrent à ces romans où il ne se passe que des faits insignifiants les histoires de galants spadassins, de policiers et de cambrioleurs chevaleresques, les récits mélodramatiques qui font frémir et pleurer. Évidemment, lorsque le lecteur des Alexandre Dumas, des Conan Doyle, des Eugène Sue et de leurs émules, gorgé d’exploits fantastiquement héroïques et d’amours sublimes, ouvre un livre de Jane Austen, il trouve ses personnages bien plats et leurs aventures bien communes. Cela ressemble à sa propre vie, et sa propre vie il la connaît trop ou du moins il croit trop la connaître, pour y apercevoir quelque chose d’intéressant. Elle est pour lui comme les sites du pays natal dont il ne saisit pas les beautés trop familières, dont il ne sait discerner ni la délicatesse des lignes ni la finesse des teintes, tandis qu’il s’extasie sur le pittoresque