Page:Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 1909.djvu/356

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c’est là un phénomène essentiellement moderne, effet fatal des formes nouvelles du travail, conséquence nécessaire de la grande industrie et de la libre concurrence. Le développement prodigieux de la production a rendu, en effet, beaucoup plus difficile l’équilibre de l’offre et de la demande. L’entrepreneur, exposé à de faux calculs, inonde le marché ; et quand son bénéfice a déjà diminué par la baisse naturelle des prix de vente, c’est par une production plus intensive encore qu’il cherche à abaisser de plus en plus son prix de revient. Il en était autrement avec la petite industrie d’autrefois, où « l’artisan, connaissant lui-même ses chalands, apprenait presque aussitôt qu’eux quand leurs revenus diminuaient, quand, en conséquence, la demande pour son travail diminuait aussi[1]. » Mais maintenant le mal s’accroît par les efforts même qu’on fait pour le combattre, jusqu’à ce que les concurrents les plus faibles s’échappent de ce cercle infernal par la porte de la faillite. Alors les ouvriers, et leur famille « périssent victimes d’une erreur qui n’est pas la leur[2] ».

Est-ce un défaut d’équilibre ? Est-ce au contraire une

  1. L. VII, ch. ii, t. II, p. 261.
  2. Ibid., p. 262. — Sismondi présentait ses objections sous une forme saisissante, au moyen de son apologue de Gandalin et du sorcier. Le voici : « Au temps des enchantements, dit-il, Gandalin, qui logeait un sorcier dans sa maison, remarqua qu’il prenait chaque matin un manche à balai et que, disant quelques paroles magiques, il en faisait un porteur d’eau qui allait chercher pour lui des seaux d’eau à la rivière. Gandalin surprit un jour les paroles magiques : il ne put entendre cependant celles que le sorcier disait ensuite pour défaire son enchantement. Aussitôt que le sorcier fut sorti, Gandalin fit l’expérience. Il prononça les mots mystérieux, et le manche à balai porteur d’eau partit pour la rivière et revint avec sa charge. Il retourna et revint encore, une seconde, une troisième fois. « C’est assez, criait Gandalin, arrêtez ! » Mais l’homme-machine ne voyait et n’entendait rien : il aurait porté dans la maison toute l’eau de la rivière. Gandalin, au désespoir, s’arma d’une hache : il en frappa à coups redoublés son porteur d’eau insensible. Il voyait alors tomber sur le sol les fragments du manche à balai : mais aussitôt ils se relevaient et couraient à la rivière. Au lieu d’un porteur d’eau, il en eut quatre, il en eut huit, il en eut seize : plus il combattait, plus il renversait d’hommes-machines, et plus d’hommes-machines se relevaient pour faire malgré lui son travail. La rivière tout entière aurait passé chez lui, si heureusement le sorcier n’était revenu et n’avait détruit le charme. — Les industriels entassent les productions sur le marché bien