Page:Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 1909.djvu/49

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Du reste, ce n’est pas en jurisconsulte, mais en philosophe, que saint Thomas nomme la propriété. Pour lui il ne s’agit pas, sous ce mot là, d’un droit réel déterminé, distinct de tous les droits personnels quelconques et de tous les autres droits réels, mais il s’agit de toutes les attributions privatives de richesses sous la forme de n’importe quel droit. Quand on veut le lire sans se pénétrer de cette conception particulière de son sujet, on se heurte à de véritables non-sens et on lui prête des solutions pratiques qui ne peuvent pas être les siennes. Il est nécessaire d’insister sur ce caractère essentiel de sa doctrine, et c’est pour ne point l’avoir discerné que beaucoup d’écrivains catholiques contemporains ont commis de regrettables erreurs[1].

Ainsi, saint Thomas admettait-il ce que les jurisconsultes romains avaient appelé le jus abutendi, c’est-à-dire le droit de disposer de la chose, soit pour l’aliéner, soit pour la transformer ? On a prétendu que le jus abutendi est

    nous suffit de mettre en relief cette notion de la propriété fonction sociale pour en faire comprendre la portée. La propriété par excellence, la propriété du sol, apparaissait d’autant plus, au moyen âge, comme une fonction sociale, que le régime féodal, dominant la majeure partie des-terres, imposait aux propriétaires de véritables services publics, dont la propriété constituait dès lors la rémunération. Le seigneur terrien était, en effet, quoique à des degrés divers, chef militaire et administrateur de son comté, de sa baronnie ou de sa vidamie. Le droit de travailler impliquait, lui aussi, des devoirs à l’égard de la collectivité et revêtait par conséquent la forme d’une fonction sociale » (De Girard, Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, 1900, pp. 57-64). — « L’ordre social que la Révolution a renversé — disait aussi le baron de Vogelsang — reposait sur ce principe fondamental que toute propriété doit être une parcelle de la fortune nationale commune, concédée à titre de jouissance particulière en échange des services rendus à la communauté » (Cité par Nitti, le Socialisme catholique, tr. fr., 1894, p. 226). — Voyez aussi : Aphorismes de politique sociale, Marseille, 1891, p. 43; — Léon Grégoire (alias Georges Goyau), le Pape, les catholiques et la question sociale, 2e édition, 1895, p. 20.

  1. Par exemple, tous les auteurs qui, comme M. Garriguet, dans son Régime de la propriété (1907), ouvrage non sans valeur, prétend que les devoirs de charité, d’équité naturelle et de simple convenance sociale « limitent » la propriété (Op. cit., p. 267, etc.). Ils peuvent affecter ou mieux encore commander un certain usage de la richesse, mais ce n’est pas la même chose que limiter la propriété.