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Page:Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 1909.djvu/56

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manuels, mais que ses théologiens n’ont commencé qu’assez tard à disserter sur la valeur[1]. Alors, c’est-à-dire aux XIVe et XVe siècle, ils l’ont fait avec trop de bon sens et de clarté pour fournir quelque argument aux théories socialistes du XIXe siècle[2].

L’idée de la juste valeur d’échange, quand on veut l’exprimer en monnaie, engendre l’idée du juste prix : il est celui qu’on pratique communément sur le marché[3].

  1. «  Chez saint Thomas — dit Brants, professeur à l’Université catholique de Louvain — le principe du juste prix est exprimé et commenté, mais il n’y a point de vraie analyse de la valeur. On peut bien y trouver épars quelques éléments, mais ce n’est pas un ensemble. On trouve les variations reconnues par la diversitas loci vel temporis ; les frais et travaux, labor ; la rareté des choses ; l’appréciation des choses, æstimatio, qui couvre le tout, mais sans préciser… C’est à tort, nous paraît-il, qu’on a voulu, avec les quelques textes du grand docteur, édifier une théorie se rapprochant d’un système moderne… Ce n’est que chez les auteurs du XIVe siècle que nous trouvons une théorie systématique de la valeur et du prix » (Théories économiques aux XIIIe et XIVe siècle, p. 69).
  2. Quelques chrétiens sociaux contemporains ont prêté à la théologie du moyen âge une théorie absolument stupéfiante, d’après laquelle elle aurait imaginé valeur et prix comme deux concepts n’ayant aucun point de contact l’un avec l’autre (Voyez la Valeur d’après saint Thomas d’Aquin, par M. l’abbé Hohoff, dans la Démocratie chrétienne de Lille, n° de septembre 1898). — Saint Thomas, à en croire M. l’abbé Hohoff, ferait une grande différence entre la valeur et le prix, (Op. cit., p. 266), « Saint Thomas, dit-il, est le premier à notre connaissance qui ait dit d’une manière claire et précise : « La quantité de valeur de tous les produits est en rapport d’égalité avec le travail et les dépenses des producteurs ; mais comme les frais de production se ramènent naturellement et en fin de compte au travail, il s’ensuit que celui-ci seul détermine la valeur » (Op. cit., p. 263). — La conséquence de cette théorie, c’est que, le prix étant déterminé par une commune estimation tandis que la valeur le serait uniquement par le travail, il y aurait divorce habituel, sinon continu, du prix et de la valeur. Dans l’opinion courante, prix et valeur d’échange sont en fonction l’un de l’autre, absolument comme le poids et la densité le sont dans la physique : avec Hohoff, ils seraient plutôt entre eux comme la couleur et la densité, qui n’influent pas l’une sur l’autre puisque le plomb et la cendre, l’or et la paille sont assez rapprochés de couleur entre eux malgré l’extrême différence de leurs densités. — Hohoff doit donc aboutir au pur marxisme, et il y arrive : « Le prétendu facteur naturel — la matière et les forces naturelles — ne peut pas, dit-il, être un élément de la valeur d’échange, dont le travail humain est l’unique source. La nature concourt sans doute à la production de la valeur d’usage matérielle, à la production de l’objet utile, du corps de la marchandise, mais non de la valeur de celle-ci, de sa valeur d’échange » (Op. cit., p. 280). Combien saint Thomas ne serait-il pas étonné de se voir travesti en un Karl Marx !
  3. Henri de Gand (1217-1293), archidiacre de Tournai : « Prout communiter venditur in foro ».