Page:Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 1909.djvu/575

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La morale de la solidarité n’est pas moins différente de la morale de la charité dans les résultats qu’elle engendre et les œuvres qu’elle accomplit. Elle a inspiré des programmes, des discours, des livres et des lois ; elle a fondé des académies et réuni des congrès : mais il lui a manqué de susciter et de vivifier des dévouements où ni la gloire, ni les ambitions humaines n’eussent rien à prétendre. Elle n’a jamais fait éclore quelqu’une de ces grandes institutions comme nos innombrables communautés religieuses vouées au soulagement des misères. Dans les familles de ceux qui en professent les doctrines avec le plus d’éclat, on n’a jamais vu la vie tout entière d’une jeune fille pu l’âge mûr d’une veuve se consacrer à des pauvres dont leurs mains devaient panser les plaies. À cet égard, l’altruisme solidariste fait chaque jour ses preuves sous nos yeux, avec les revendications des infirmiers et infirmières de nos hôpitaux laïcisés, avec l’esprit syndicaliste qui les pénètre et avec les essais de grève dont ils nous ont donné plus d’une fois le spectacle.

Ce problème — solidarité, ou charité et bienfaisance — qui semblerait jusqu’ici n’appartenir qu’à la philosophie, touche au contraire de très près à l’économie politique.

Les idées de solidarité sont parfaitement étrangères à l’école classique comme à tous les écrivains qui l’ont précédée. Le XVIIe siècle avait cru aux devoirs de la charité ; le XVIIIe siècle, dans ce qu’il avait eu de philosophique, avait cru à la bienfaisance ou exalté la sensibilité ; et la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, de quelques erreurs qu’elle procède en ce qui touche le fondement même de la morale, est tout aussi loin cependant de supprimer la notion d’obligation pour y substituer celle de droit. Ainsi, même dans le passage de la morale chrétienne à la morale indépendante, on avait simplement essayé d’amoindrir et de naturaliser, sous le nom de bienfaisance ou sous d’autres expressions analogues — mais non pas encore de détruire — ce sentiment et ce devoir