Page:Ramuz - La beauté sur la terre, 1927.djvu/141

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Elle tenait le gouvernail ; Rouge lui disait : « À droite… À gauche… droit devant vous… » elle tirait tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre des ficelles, assise sur le banc d’arrière. Dans le beau temps qu’il a fait toute cette fin de mois-ci et toute une grande partie du mois suivant, ils se mettent en route les trois et la partie du monde où elle est, c’est la nôtre. Elle y était tout à fait à sa place, semblait-il : regardez bien, sous les montagnes, regardez bien, parmi les pierres et dans le sable (comme Rouge s’en rendait compte), ou sur cette eau grise d’abord, puis jaune citron, puis jaune orange ; ensuite il semble qu’on navigue dans un champ de trèfles dont on dérange les tiges avec les rames. Elle a été tout à fait chez elle ici, peut-être, pendant quelque temps, parce qu’il n’y avait personne, c’est-à-dire qu’il n’y avait qu’elle et nous ; elle et nous, et les choses et nous. Quelques mouettes et aussi quelquefois les cygnes qui venaient nous faire visite, gonflant leurs plumes de colère pour peu qu’on passât trop près d’eux ; à part quoi rien et pas un être en vie (maintenant que dans la forêt les oiseaux avaient commencé à se taire) ; — si bien qu’il n’y avait que l’eau et les belles couleurs de l’eau, il n’y avait que le sable, les pierres. Une ride est à côté d’une autre ride dont elle s’écarte. On était avec le bateau à la pointe d’un angle fait de deux plis, dont les côtés allaient s’élargissant avec douceur comme dans une étoffe de soie. Elle tirait encore un peu sur la corde de gauche, on allait droit sur la bouée. Rouge et Décosterd laissaient retomber leurs rames et Décosterd cou-