Page:Ramuz - La beauté sur la terre, 1927.djvu/184

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entendre venir le bossu, tant il a pris de précautions ; nous, elle ne pouvait pas nous entendre. On va se mettre dans le bout des filets, et il faut dire que Rouge en sortant avait allumé la lampe de la cuisine. On voit le bossu qui va s’asseoir à côté du carré clair qu’elle faisait dans l’ouverture de la porte parmi les pierres. Il est mi-sombre, mi-lumière. Il est un peu de nuit dans la demi-nuit. On le voit qui, tout doucement, s’étant assis, amène à lui l’accordéon, le pose en travers de ses genoux. Il a été comme quand une mère déshabille son enfant, tellement il allait doux avec les doigts dans les boutons de l’étui. Et il ne commence pas tout de suite car on le voit d’abord qui lève la tête comme quand on réfléchit ; après quoi, un moment, il a fait courir ses doigts à vide sur les touches…

Il n’y a pas à dire : il avait du brillant. (Décosterd était connaisseur.) Ces notes hautes, ces notes basses, la mélodie, l’accord, tout ça a sauté dehors d’un seul coup comme quand on fait partir un canon. Et puis il avait de la mesure, chose qui ne se rencontre pas tous les jours. Et lui, eh bien ! regardez seulement : des bras de rien, des mains comme un squelette, un corps… un corps, vous savez bien, un corps autant n’en pas parler ; n’empêche qu’il avait une force à faire danser le monde. Il vous attirait les vagues depuis l’autre bout du lac, comme je vous dis, et encore qu’elles ne venaient pas quand elles voulaient, ni comme elles voulaient, mais seulement quand et comme il voulait. Il a commencé par un petit bout