Page:Ramuz - La beauté sur la terre, 1927.djvu/96

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l’automne, dans de l’hiver, depuis dix ans, chacun à sa paire de rames, — et toujours, le matin, quand Décosterd arrivait, il trouvait Rouge devant le réchaud à deux feux qui est une grande simplification dans un ménage privé de femme, parce que ça s’allume du premier coup, et on n’a qu’à donner un tour de robinet et ça s’éteint.

Or, ce matin-là, Décosterd avait vu Rouge qui venait à sa rencontre et de loin Rouge lui avait fait signe de s’arrêter.

Décosterd pensa d’abord à un accident : il a eu vite fait de voir que sa supposition ne valait rien.

Rouge cherchait ses mots, l’air gêné ; lui laisse Rouge trouver ses mots, ce qui ne s’est pas fait tout de suite, ni sans peine ; les deux hommes marchaient maintenant l’un à côté de l’autre, les mains dans les poches, sur la grève ; Rouge n’allait pas vite, il allait toujours moins vite ; finalement, il s’est arrêté :

— Écoute, Décosterd, je voulais te dire… On ne va pas pouvoir aller pêcher pour le moment… On ne peut pas… On ne peut pas la laisser seule…

Il s’était arrêté tout à fait et Décosterd pareillement, sur le bord même de la grève qui se terminait du côté de l’eau par une marge de sable dur sur laquelle on peut marcher sans que les pas y laissent de traces ; et, bien qu’on fût encore à une bonne centaine de mètres de la maison, il parlait bas.

— C’est Juliette, la nièce à Milliquet. Elle est arrivée cette nuit.