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LE RAISIN VERT

d’un système. Lorsque la mère de Cassandre, un modèle italien qui lui avait légué ses longues paupières et son visage noble aux larges méplats, eut quitté son mari le sculpteur, lui laissant une petite fille âgé de dix-huit mois, le père fit venir une paysanne et lui remit l’enfant avec ces instructions : « Mettez-la-moi dans un pré, apprenez-lui à n’avoir pas peur des vaches et prenez bien garde qu’elle ait les jambes droites. Pour le reste, donnez-lui à manger tout ce qu’elle voudra : si elle exagère, la nature avertira. »

Aussi la petite enfance de Cassandre avait-elle été une orgie de saucisson et de compote de pommes. Comme sa robuste constitution lui avait permis de se tirer de là sans entérite, son père chérissait en elle l’enfant de sa chair et le triomphe de sa méthode.

Tous deux vivaient rue Lepic, dans un grand atelier d’où l’on découvrait Paris à l’infini, environné de sa vapeur grise et bleue. Ils dînaient, sur un coin de table sommairement épousseté, d’un litre de bouillon que la belle Cassandre était allée chercher dans une timbale de fer-blanc et d’une tranche de pâté de foie. Puis le sculpteur prenait son grand chapeau :

— Cass, je sors. Si je ne suis pas rentré demain matin, ne t’inquiète pas.

— Bien, papa.

— Qu’est-ce que tu lis là, ma petite fille ?

— Les Liaisons dangereuses, papa.

— Bien, ma fille. Ne te couche pas trop tard.

Le colosse roux, barbu comme un dieu fluvial, se penchait sur elle et l’embrassait tendrement. Et Cassandre, ayant regagné sa chambre, un réduit aménagé entre la galerie de l’atelier et les combles, où d’humbles objets de toilette traînaient au milieu de coussins fanés et de photographies d’acteurs, Cassandre mirait son visage royal dans une mauvaise glace encadrée de bambou et, le cœur gonflé par le